Quand on se mêle de commenter l’agitation médiatique à propos d’un personnage ou d’un événement actuel, il faut toujours prévoir que, dans vingt ans, plus personne ne saura de qui ou de quoi il s’agit. C’est pourquoi il convient peut-être d’expliquer, à l’usage des internautes futurs, que le présentateur Jean-Pierre Pernaut connaît, depuis plus de vingt ans à la télévision française, une notoriété passive. C’est-à-dire que, même s’il avait été deux fois moins bien peigné, il aurait été tout aussi populaire parce qu’il est là tous les jours à 13 heures, et qu’il a le même statut que le chat de la maison. C’est là tout le paradoxe de ces gloires télévisuelles qui sont rivées à notre emploi du temps. Elles nous manquent dès qu’on ne les voit plus, alors qu’en fait, on les regarde à peine. En outre, vu l’heure de diffusion du journal de Pernaut, les gens qui le regardent sont de moins en moins semblables à ceux qui rentrent du bureau à 21 heures en disant «j’ai eu une journée-charrette, tiens! Sers-moi un Spritz-Apérol». Les surbookés sont les seuls qui comptent désormais dans l’opinion officielle. On peut même parler de deux France parallèles.
Il y a d’une part la France qui rentre chez elle «le midi» parce que que son travail est proche ou parce qu’elle n’en a plus. Si sa voiture tombe en panne elle n’a pas les moyens d’en changer. Elle vit dans la terreur de recevoir une amende, un rappel d’impôts, d’être incapable de nourrir ses animaux à la ferme à cause du manque de fourrage, d’être saisie sur salaire, de se faire ponctionner 130 euros pour défaut de ceinture alors qu’elle est déjà dans le rouge et qu’il sera bientôt moins cher de rouler sans permis.
Et puis il y a l’autre France, qui a grandi dans l’Ile Saint-Louis, qui va au ministère à Vélib’, qui adore les happy hours en centre-ville, qui a toujours un copain qui rentre du Brésil, qui a des médias à sa dévotion (presque tous en vérité), et qui regarde sans sourciller des pubs à la télé pour des véhicules à 17 000 euros seulement. Ca, c’est la France des abonnés. Abonnés à quoi? A tout, à la classe affaires, à Canal, au Câble, au bon goût, aux émissions culturelles de 23 heures, au cinéma subventionné par le CNC, aux rétrospectives Jeff Koons. Celle qui dépense jusqu’à deux mille euros de loyer par mois, voire au-delà, et qui légifère non plus sur ce que la population modeste devrait penser du gouvernement, mais sur la façon dont elle doit, désormais, percevoir la réalité de ce qui l’entoure.
Par exemple quand la France du 13 heures se fait insulter par ses voisins sur un ton qui invoque la malédiction divine, elle a sûrement mal entendu. Quand elle se fait menacer de représailles pour un regard de trop ou pour avoir doublé quelqu’un en voiture, quand elle se fait crever les pneus, visiter la cave ou l’entrepôt trois fois dans la même année, quand elle est stupéfaite de recevoir des notes d’URSSAF qui dépassent trois fois ses revenus, quand on lui réclame dix certificats deux fois de suite, l’autre France, celle des abonnés, lui explique calmement qu’elle devrait raffiner son sens du vivre-ensemble et éviter de «tout mélanger». Ah, j’oubliais: sur les plateaux, elle lui demande aussi «ses sources». C’est le grand stratagème. Quand les petites gens racontent que leur fils a été tabassé par trois types de dix-sept ans sortis d’une voiture volée, il y a toujours un esprit fort pour jouer la carte du fact-checking et dire «d’abord est-on bien sûr qu’elle était volée, ensuite est-ce que vous y étiez, est-ce qu’il ne les avait pas provoqués?» etc.
Alors, quand Jean-Pierre Pernaut, qui a, tout de même, après tant d’années de démagogie paternaliste, une vague idée de ce qu’éprouve le vendeur de pizza mis à l’amende pour une extension de terrasse, se prononce sur le ton «si c’est pas malheureux ma pauve dame de voir ça au jour d’aujourd’hui», sur sa page Facebook, à propos des bétonnages de Vallauris par dérogation expresse de la préfecture du Var, la France des abonnés lui explique qu’il doit tout simplement la fermer s’il veut garder son poste.
Elle n’a pas compris que s’il l’ouvre, c’est justement parce qu’il est l’ une des rares voix en ce moment par lesquelles les sans-voix peuvent s’exprimer avec leurs propres mots, ce qui en dit long sur le délabrement de notre démocratie où il n’y a plus un seul candidat des pauvres au Parlement, alors qu’ils deviennent la majorité. A mon avis Pernaut ne l’ignore pas.
Et puis, si les gens aiment bien son sourire éclatant, c’est parce qu’ils n’ont plus de dents, comme chacun sait, et cette fois nul besoin d’expliquer le sens de l’allusion à l’intention des générations futures car, même dans cinquante ans, personne ne l’aura oublié.