Accusée d’en mettre de moins en moins dans des assiettes de plus en plus grandes, la « nouvelle cuisine » entendait alléger des protocoles culinaires fatigués et installer un concept alimentaire où la nutrition et la diététique auraient leur mot à dire. Parfait. Nulle réforme n’évitant quelques dérives, on vit certains chefs donner dans la caricature, puis dans la fantaisie. Considérant que l’on était allé un peu trop loin dans l’innovation, d’autres, par réaction, prônèrent un retour à une tradition plus en phase avec les bases professionnelles. Une première fissure apparut en 1996 entre les adeptes du créativisme débridé et les tenants du produit travaillé dans le respect de son origine et de son intégrité. Vingt ans après, sans être catégorique, cette césure subsiste, surtout au niveau esthétique. Disons que les deux écoles ont évolué, la première s’inscrivant dans une approche intellectuelle, revendiquant le droit à l’improvisation systématique, la seconde cherchant à préserver ses racines en revenant à des références locales ou classiques. Pour être plus tranchant, certains cuisiniers revendiquent aujourd’hui le statut d’Artiste, avec un grand A, tandis que d’autres s’accrochent à celui d’artisan.
“MODERNITE AIGUË”
Sans pour autant que la situation soit clarifiée, nous voici arrivés à un tournant. Si les « artistes » continuent à sévir, et c’est bien leur droit, y compris dans le délire moléculaire (en totale déroute malgré l’acharnement de quelques illuminés), le camp des artisans est à son tour frappé par la « modernite aiguë ». Non pas qu’il faille figer les sciences culinaires et la pensée gustative dans un modèle académique, où seules les recettes dites bourgeoises ou les plats de terroir, même revisités (odieuse expression), auraient droit de cité, mais parce que la restauration contemporaine s’évertue un peu partout à nous dresser des assiettes à la mords-moi le nœud. Pourquoi, même dans des auberges de campagne, des bonnes tables de village et des restaurants gastronomiques bien tenus, où l’artificialité n’a pas sa place, où le talent du chef suffit à régaler la clientèle, s’obstine-t-on à torturer les présentations ? Cela en devient crispant. Et que je te presse une giclée de coulis jaune en travers de l’assiette, et que je t’en saupoudre le bord d’une ligne de paprika, et que je t’en tapisse le fond d’une émulsion rose, et que je te le badigeonne avec une gelée verte (prenant deux lignes sur la carte). Même lorsqu’ils respectent la saison, la nature, la région, la plupart des cuisiniers, contaminés par le virus de l’œuvre d’art visuelle, obsédés par la photo pour Gégé à laquelle ils incitent de fait le convive, s’adonnent à ces ridicules et inutiles mises en scène.
Ras le plat du morceau de magret coupé en six avec son brin de cerfeuil croisé, ras la gamelle du filet de poisson en spirale entouré de six gouttes de vinaigre balsamique, ras le bol de la demi-carotte naine et du mange-tout fendu surmontés d’un petit pois. Stop, assez, halte, fini, au secours les concours de décoration pour prix de Rome du rata gribouillé. D’autant que la mascarade cache souvent un manque cruel d’imagination dans l’exaltation des saveurs et des arômes. En général, plus l’assiette se la pète, moins elle sent. Or, le fumet d’un plat est la première des vertus gastronomiques. Comme si le client, pris pour un débile, ne pouvait se satisfaire du mets tel qu’en lui-même. Cessons de défigurer la recette, la cuisine n’est ni une campagne électorale, ni un défilé de mode. Elle est le bonheur de donner à manger, pas à voir.