(…) Une fois de plus en effet, l’avis conforme des Architectes des bâtiments de France est remis en question. Nous avons expliqué à de nombreuses reprises les enjeux et nous renvoyons donc à nos articles, tous en accès libre même pour les non abonnés.
Les menaces viennent d’un projet de loi d’Édouard Philippe, présentée par le ministre de la cohésion des territoires Jacques Mézard. Son intitulé, Elan (pour Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) est bien anodin mais il cache une nouvelle fois des mesures dangereuses pour le patrimoine français, celui qu’Emmanuel Macron prétend protéger avec la mission de Stéphane Bern. Mais avant de restaurer le patrimoine à la dérive, encore faut-il empêcher sa destruction.
L’article 15 de la loi s’attaque donc à l’avis conforme des Architectes des Bâtiments de France. Rappelons la différence entre un avis simple et un avis conforme. L’avis simple n’a aucun pouvoir d’empêcher quoi que ce soit. L’ABF donne son avis, et l’autorité chargée de donner le permis (de démolir, de construire, d’aménager, etc.) fait exactement ce qu’elle veut. Inutile de dire qu’un avis simple ne sert, dans la majorité des cas, à peu près à rien. L’avis conforme, en revanche, signifie que son refus empêche l’opération. L’accord de l’ABF est donc nécessaire, sinon le projet est bloqué. Il s’agit d’une des rares armes efficace pour protéger le patrimoine et s’opposer aux vandales. Alors que celle-ci se révèle déjà de moins en moins efficace, le préfet imposant souvent à l’ABF, qui devrait être indépendant, de valider des projets inacceptables, elle est à nouveau menacée dans son essence même. On connaît l’argument de certains : l’ABF serait un empêcheur d’aménager et de construire. Faux procès comme cela a été démontré à plusieurs reprises. S’il peut arriver, ponctuellement, que des avis d’ABF soient excessifs, le nombre de cas est extrêmement restreint.(…)
Bien entendu, comme pour tout projet de loi, la manière dont celui-ci est rédigé rend complexe l’analyse de son contenu et de sa portée, ce qui facilite son adoption puisqu’on ne le comprend pas. Les exceptions concerneraient les « antennes relais de radiotéléphonie mobile et leurs systèmes d’accroche ainsi que leurs locaux et installations techniques » ainsi que les opérations sur immeubles insalubres ou menaçant ruine, frappés d’un arrêté de péril ou faisant l’objet d’un projet de l’ANAH. La première exception n’est pas la pire : il s’agit d’installations (relativement) temporaires.
On ne peut en dire autant pour la seconde. Certes, décréter qu’un immeuble est dangereux nécessite des procédures théoriquement bien encadrées. Mais il suffit de confier les études à des architectes ou « experts » bien choisis pour leur faire dire ce qu’ils veulent « Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage », rarement cet adage aura été aussi bien adapté. Imaginons ce qui pourrait se passer, par exemple, à Perpignan, où une partie de l’habitat des secteurs sauvegardés est réellement insalubre ou en état de péril. Les penchants de la mairie pour les destructions, déjà difficiles à contenir, trouveraient dans cette loi une aide non négligeable.
Qui décide en effet, selon le code de la construction et de l’habitation, des arrêtés de péril ? Les maires. Et qui décide des permis de démolir ? Les maires. On ne compte pas les exemples d’arrêtés de péril ayant touchés des bâtiments qui ne menaçaient aucunement de s’écrouler. Il suffira donc désormais à n’importe quel maire de décréter un arrêté de péril, suivi d’un permis de démolir pour se débarrasser de n’importe quelle bâtiment ancien qui le gênerait, en secteur sauvegardé ou dans le périmètre d’un monument historique. Quant à l’habitat insalubre, si la procédure passe par le préfet, l’attitude de certains d’entre eux qui refusent de contrarier les maires laissent augurer des lendemains qui déchantent.
Ajoutons, pour couronner le tout, qu’une autre modification vient encore aggraver la situation. En effet, lorsqu’une demande est soumise à l’avis conforme de l’Architecte des Bâtiments de France, l’absence de réponse (qui peut être due à une charge de travail trop importante) dans les délais impartis vaut accord, une modification effectuée il y a quelques années, déjà très problématique, qui permet de laisser passer des choses inacceptables qui n’auront pas pu être examinées par l’ABF.
Mais, au contraire, si un recours était exercé par le demandeur à l’occasion du refus d’autorisation de travaux, l’absence de réponse du préfet de région entérinait l’avis de l’ABF. Désormais, avec ce nouveau projet de loi, ce sera l’inverse : l’absence de réponse du préfet vaudra « approbation du projet de décision », c’est-à-dire qu’il validera le projet du maire refusé par l’Architecte des bâtiments de France ! Le tout sans en prendre véritablement la responsabilité…
On peut, réellement, s’interroger sur la logique et les motivations d’une loi portée par le ministre de la cohésion des territoires qui vient apporter de tels changements au code du patrimoine. Ceci est d’autant plus stupide que cela ne répond pas à un besoin réel, le nombre de cas problématiques (opposition d’un ABF aux travaux sur un immeuble insalubre ou en péril) étant réduit. Tout cela ne cache-t-il pas un objectif beaucoup plus pervers, qui est de créer de nouvelles exceptions dans l’application de l’avis conforme des ABF, pour aboutir finalement à sa suppression intégrale ? Ce n’est pas seulement le débat que l’on rouvre sur ce sujet à l’Assemblée Nationale, c’est la boite de Pandore. (…)
Cela est déjà accablant, et il faut pourtant ajouter une autre offensive contre les ABF, venant cette fois du Sénat, une assemblée qu’on a connue pourtant naguère plus raisonnable. C’est une véritable folie, décidément, qui s’empare des parlements français, et dont le seul objectif semble être la destruction du patrimoine. Signé par 222 sénateurs, ce texte qui fait concurrence à celui du gouvernement, va encore beaucoup plus loin. En se targuant, dans l’exposé des motifs, « de sortir de la confrontation stérile élus / ABF » et de « trouver le juste équilibre entre protection et dynamisme », il prévoit en réalité – nous simplifions, et nous reviendrons en détail sur ce texte s’il devait par malheur être repris à son compte par l’Assemblée nationale et/ou le gouvernement – de transformer en avis simple l’avis de l’ABF pour des zones appelées OSER (Opération de Sauvegarde Économique et de Redynamisation) qui pourraient être situées aux abords de monuments historiques ou en site patrimonial remarquable. C’est vrai qu’il faut oser… Dans ces zones, les maires auraient donc la liberté de faire ce qu’ils veulent, sauf sur les monuments historiques. Et l’avis (simple) de l’ABF devrait être donné dans les cinq jours à compter de sa saisine ! On s’étonne que les sénateurs signataires de ce projet de loi n’aient pas souhaité, tant qu’ils y sont, supprimer carrément les sites patrimoniaux remarquables, et pourquoi pas les classements et inscriptions monuments historiques puisqu’il n’y a plus de tabous dans le démantèlement du code du patrimoine.
Alors que le vandalisme sur le patrimoine n’a jamais été aussi important en France depuis le début des années 1970, le projet de loi Elan et la proposition de loi du Sénat vont donc encore aggraver la situation. Et tout ceci, une nouvelle fois, sous le regard bien silencieux de la ministre de la Culture. (…)
On ne peut, sans arrêt, remettre en cause, et de manière tellement insidieuse que le grand public n’en est pas informé, les lois de protection du patrimoine. Celles-ci devraient être sanctuarisées une fois pour toute. On ne redynamisera aucun centre-ville en le détruisant. (…)