Gheorghiu, poète et dissident

Alexandre Soljenitsyne est encore beaucoup cité, mais il faut bien admettre qu’il est peu lu. Une fois le mur de Berlin tombé, le péril communiste a été remplacé par la menace islamiste et la submersion migratoire, le grand public en a un peu vite conclu que le message des dissidents soviétiques n’avait rien à dire à notre époque. Qu’il était le témoignage « d’un autre temps ». Si cet abandon est vrai pour l’immense Soljenitsyne, qui connut des tirages extraordinaires et une renommée mondiale, cela l’est d’autant plus pour Virgil Gheorghiu, son lointain cousin roumain. Quand Alexandre Soljenitsyne est trop souvent réduit à L’Archipel du goulag, Gheorghiu apparaît comme l’homme d’un seul livre : La Vingt-cinquième heure.

Au cœur de la Vallée blanche

Pour le public français, Gheorghiu est devenu un auteur de troisième voire de quatrième rang. Seuls quelques adeptes lui rendent encore un culte, dans la plus grande discrétion. Il faut dire que mis à part quelques rares exceptions – Cioran, Ionesco et Eliade – la littérature roumaine n’a jamais vraiment pénétré les bibliothèques françaises. La Roumanie a beau être européenne, elle n’en suscite pas moins un vif sentiment d’étrangeté à des yeux gaulois. Et roumain, Gheorghiu l’est profondément. Né à Valea Alba en Moldavie le 15 septembre 1916, le futur romancier est fils et petit-fils de prêtre, descendant d’une longue lignée de serviteurs du Christ. Lui-même sera ordonné en 1963. Singularité de l’orthodoxie. Sa famille n’est pas miséreuse, mais pauvre, incontestablement. La vie à Valea Alba est rude, et Gheorghiu sera très tôt vacciné contre l’embourgeoisement. Lorsqu’il sera contraint à l’exil, il restera profondément attaché à ses racines moldaves, à sa « Vallée blanche » où demeuraient bien vivants ses ancêtres, notamment ceux qui moururent héroïquement face aux Turcs en 1496 et à qui il vouait un culte reconnaissant. Ces ancêtres « étaient dans la terre, dans les arbres, dans les fleurs, dans l’herbe, dans les murs des maisons. Partout… » écrira-t-il dans ses mémoires. Et déjà se fait sentir un auteur de l’enracinement, des liens qui libèrent et permettent à l’homme de ne pas s’effondrer de peur face au monstre mécanique de la modernité.

Les « deux prisons »

Dans le contexte de la guerre froide, Gheorghiu se découvre de plus en plus comme un Européen brisé par la grande braderie de son continent aux intérêts russes et américains. Le poète roumain se sent broyé dans cet étau et désespère de la lâcheté des élites européennes. Il s’en confesse dans une très longue lettre écrite courant 1949 au très européiste Denis de Rougemont. Cette lettre comporte une cinglante condamnation des professionnels de la politique : « Aucun homme politique ne peut être grand : il n’y a pas de grandeur dans l’ordre politique. Les poètes, les philosophes peuvent être grands. Mais jamais un homme politique. La politique est périphérique. Et mesquine. » Mais l’on y trouve également le début d’une longue réflexion de Gheorghiu sur l’impasse moderne, qu’il poursuivra livre après livre. Le choix entre les deux modèles américain et russe est piégé. « Il n’y a plus à choisir qu’entre deux prisons. » L’œuvre de Gheorghiu porterait d’ailleurs à croire que c’est la modernité monstrueuse, celle qui fît naître l’homme délié de sa filiation à Dieu, qui est devenu une vaste prison. C’est le grand cri de La Vingt-cinquième Heure, ouvrage dont André Siegfried dira qu’y est « exposé de main de maître le problème le plus grave de notre époque, celui de l’asservissement de l’individu non pas même à un tyran ou à une caste, mais à un système ».

L’allégorie de l’orchidée

Né en pleine guerre mondiale – la première – Virgil Gheorhiu subira toutes les convulsions de son siècle, qui fut un siècle de fer, le siècle des Titans comme le dira Ernst Jünger. Au crépuscule de sa vie, il aimait donner en exemple l’orchidée : « En plein étouffement de la forêt tropicale, celle-ci s’avère capable de délivrer un message de beauté. » Ce que l’écrivain poursuivit envers et contre l’époque, n’acceptant jamais de s’incliner devant la mise en chiffres de la Création, devant la mécanisation de l’homme.

D’une quête aussi radicale, on ne peut sortir sans blessures. Après le succès mondial, il connut les cabales de la bien-pensance et dut même quitter la France sous la violence d’une campagne dénonçant son prétendu antisémitisme. Philosophe, Gheorghiu observera : « La moitié de mes livres ont été brûlés par les fascistes, et l’autre moitié par les anti-fascistes. C’est un sort qui convient aux livres d’un poète. » Son arme était la littérature, à laquelle il accordait une puissance immense. Surestimée ? Peut-être. La revue jésuite Etudes écrira de Gheorghiu qu’il « croit en sa plume comme il croit en Dieu, avec une violente ferveur ». Voici une épitaphe que n’aurait pas reniée le poète tourmenté de Valea Alba. Qui continue de murmurer quelques précieux conseils, du haut du ciel, à ceux qui veulent bien tendre l’oreille…


Pour découvrir la vie et l’œuvre de Virgil Gheorghiu, nous recommandons l’indispensable – et longtemps solitaire – biographie que lui a consacré Amauray d’Esneval dans la bien connue collection Qui suis-je ? des éditions Pardès. L’écrivain Thierry Gillyboeuf replace avec bonheur Gheorghiu sur le devant de la scène critique en faisant paraître ces jours-ci un petit essai intitulé Virgil Gheorghiu, l’écrivain calomnié,aux éditions de la Différence. Celles-ci en profitent pour rééditer Les Sacrifiés du Danube, roman gheorghien type, qui fait écho à LaVingt-cinquième Heure, critique renouvelée d’un système bureaucratique qui étouffe les âmes et broie les hommes.

 

 

 

 

Photo : Virgil Gheorgiu lors de son ordination en l’église orthodoxe roumaine de Paris, le 23 mai 1963.

Pierre Saint-Servant – Présent

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