Par Philippe Jaunet*
Depuis 1974, la France n’a connu que des budgets en déficit, sans que l’État ne tienne compte des rares possibilités qu’il avait d’apurer ses dettes. Les effets pervers de cette situation sont suffisamment connus pour qu’on s’y attarde trop longtemps : vivre à crédit, c’est transmettre la charge des dépenses actuelles aux générations futures, tout en plaçant la Nation à la merci de ses créanciers.
L’an passé, le Premier ministre a déposé un projet de loi constitutionnelle visant à imposer l’équilibre des finances publiques. Inspiré des conclusions du rapport Camdessus, ce projet a été adopté par l’Assemblée nationale le 28 juin 2011 mais devait, pour revêtir valeur constitutionnelle, être approuvé soit par le Parlement réuni en Congrès à Versailles, soit par un référendum populaire. Devant les critiques de l’opposition et la victoire de la gauche au Sénat, le projet de réforme a pu sembler être éclipsé par les événements récents.
En décembre, le Président de la République, Monsieur Nicolas Sarkozy, et la chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Madame Angela Merkel, ont plaidé de conserve pour que les différents États membres de la zone euro adoptent eux aussi des mécanismes visant à diminuer leur déficit, le tout sous contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. Désormais candidat à sa réélection, Nicolas Sarkozy a réitéré sa promesse, le 25 avril 2012, de faire voter une “règle d’or” sur l’équilibre des finances publiques s’il est réélu.
L’introduction de ce qu’il convient d’appeler la “règle d’or” dans le texte le plus important de notre ordonnancement juridique a suscité de nombreux commentaires chez les libéraux qui, s’ils sont naturellement favorables à une réduction drastique du déficit public, se montrent relativement réticents à l’égard d’un texte dont ils redoutent la probable inefficacité.
On peut en effet difficilement nier qu’une règle – fusse-t-elle constitutionnelle – ne saurait suffire, à elle seule, à rétablir l’ordre dans nos finances publiques.
Pour autant, si l’actuel projet de “règle d’or” appelle à l’évidence certaines réserves, il nous semble mériter qu’on le défende, la constitutionnalisation du principe de l’équilibre budgétaire apparaissant comme une étape, certes insuffisante, mais néanmoins nécessaire pour le renforcement de l’Etat de droit dans notre pays.
Pas d’équilibre budgétaire sans règles : pour un renforcement de l’encadrement normatif des finances publiques
Ceux qui pensent que la recherche de l’équilibre budgétaire est une question purement financière n’intéressant que les spécialistes semblent oublier que si personne ne se l’était posé, la France vivrait encore à l’heure de l’Ancien Régime. Faut-il en effet rappeler que l’avènement du parlementarisme a pour origine le principe – à la base de toute démocratie – du consentement du peuple à l’impôt ?
Ce n’est donc pas sans raison que les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ont jugé utile d’ériger, à côté de ces droits “naturels et sacrés” que sont la liberté individuelle et la propriété privée, le droit qu’a tout citoyen de constater “la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée” (art. 14).
Mais pour qu’une telle exigence ne reste pas lettre morte, il est nécessaire d’en assurer l’effectivité pratique par des règles juridiques précises, visant notamment à obliger l’administration à délivrer aux parlementaires une information de qualité, sans quoi il n’est pas de contrôle efficace des dépenses publiques.
Or, jusqu’à une date récente, cette information était tout à fait lacunaire, ainsi que l’ont parfaitement démontré les sénateurs Alain Lambert et Philippe Marini dans leur célèbre rapport : “En finir avec le mensonge budgétaire. Enquête sur la transparence très relative des comptes de l’État”. Une fois n’est pas coutume, cette minutieuse enquête fut suivie d’effets puisque le Parlement décida d’abroger l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 – depuis longtemps décriée –, pour y substituer un document nouveau : la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF).
Ce que l’on a appelé depuis “la nouvelle constitution financière de la France” (J.-E. Schoettl) a indéniablement permis d’améliorer l’état du droit en renforçant l’information des parlementaires – qu’on pense seulement aux efforts entrepris au niveau de la rédaction des rapports et projets annuels de performance –, tout en modernisant les référentiels comptables en vigueur. Enfin, la LOLF a contribué à modifier les comportements de l’administration en y introduisant une “culture de résultat” qui y était bien souvent inconnue…
Pourtant, et en dépit de son utilité manifeste, la LOLF demeure largement perfectible, l’évaluation des comptes publics impliquant, comme on l’a dit, que les parlementaires s’assurent également de la nécessité de la dépense.
Or, sur ce terrain là, de nombreuses améliorations sont possibles ; ainsi, si l’on peut louer l’introduction, au sein des lois de finances, d’indicateurs de résultats, on peut regretter le manque de cohérence de certains programmes, ainsi que l’absence de sanction prévue lorsque les objectifs ne sont pas atteints. Entre autres choses, devrait être imposé un redéploiement des crédits, ou encore, la mise en place d’une enquête parlementaire visant à identifier les raisons de cet échec, et trouver les solutions pour y remédier. Car il faut bien comprendre que sans réforme de fond, l’intérêt de l’évaluation des politiques publiques est tout relatif… et c’est là que le bât blesse : en concentrant ses efforts sur la phase de préparation des lois de finance, la LOLF s’est désintéressée de sa phase d’exécution, de sorte que la réforme des textes n’a pas réussi à intéresser les fonctionnaires aux efforts à réaliser pour parvenir à une réduction des dépenses publiques.
Le regretté Jacques Marseille avait pourtant avancé un moyen simple pour mettre un terme à l’endettement public : proposer aux agents, pour toute baisse de leurs dépenses de fonctionnement de 10 %, de leur en rétrocéder 2 %. Au-delà de la boutade, l’idée était là : faire comprendre aux acteurs de terrain la nécessité de procéder à des économies. Et s’il apparaît vital de compléter la révision des procédures relatives à l’adoption des lois de finances par d’autres réformes, il nous semble que la constitutionnalisation de la “règle d’or” pourrait utilement contribuer à cet effort pédagogique en traçant un objectif clair, dont la nécessité s’impose à tous : réduire le déficit public.
Pas d’équilibre budgétaire sans juges : pourquoi la question de la sanction implique une réforme des juridictions constitutionnelle et financière ?
Si “règle d’or” il doit y avoir, il est indispensable qu’elle revête un caractère juridiquement contraignant, et que son non-respect soit sanctionné par les tribunaux.
La crise financière que nous traversons aujourd’hui montre bien qu’en l’absence de sanctions juridictionnelles, l’économie reprend ses droits et n’hésite pas à condamner les gouvernements dispendieux ; la hausse des taux d’intérêt, tout comme l’instabilité des marchés obligataires, le démontrent amplement. Or l’on sait que – via l’Europe – la France s’était déjà dotée d’une limitation du déficit public, dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance. Malheureusement, et contrairement à ce que certains ont longtemps tenté de faire croire, ce texte n’a pas de réelle valeur contraignante.
Le Pacte de stabilité est en effet une simple résolution du Conseil européen d’Amsterdam du 17 juin 1997, adoptée dans le but d’expliciter la procédure de déficits excessifs prévue à l’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’Union. Ce “mode d’emploi” à destination des autorités européennes n’a jamais eu pour but d’interdire, de manière générale et absolue, un déficit public supérieur à 3% du PIB : il s’est contenté de dresser la liste des mesures que le Conseil est susceptible de prendre en pareille hypothèse, pour y remédier. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la Cour de justice ait pu souligner l’étendue du pouvoir d’appréciation dont jouit le Conseil quant à l’application du Pacte de stabilité. L’insuffisance de ce texte montre bien qu’il est nécessaire de renforcer nos règles en les accompagnant de sanctions mises en œuvre par des juges. Et si, en France, les lois de finances de l’État sont déjà soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, ses effets pratiques sont, dans les faits, relativement limités. Car si le juge constitutionnel a plusieurs fois souligné qu’une atteinte grave au principe de sincérité des comptes pourrait conduire à ce qu’une loi de finances soit déclarée non conforme à la constitution, il n’a jamais réellement fait usage de ce pouvoir.
À ceux qui s’étonnent de cette situation, et remettent en cause l’effectivité du contrôle juridictionnel, nous répondons : comment pourrait-il en aller autrement, en l’absence de règles précises ? Ce n’est pas l’exigence constitutionnelle, si vague au demeurant, d’un bon usage des deniers publics, qui pourra fournir aux juges le corps de règles dont ils ont besoin pour agir, et dont la “règle d’or” pourrait être l’un des principes essentiels.
Mais si l’on veut que le Conseil constitutionnel assure un véritable contrôle de la conformité des lois de finances à la “règle d’or”, ou plutôt – pour reprendre le projet du Premier ministre – aux lois-cadres d’équilibre des finances publiques, il importe également que la haute juridiction se voie offrir les moyens de ses ambitions.
Or, l’on sait que le Conseil constitutionnel dispose d’un budget relativement modeste – comparé à nos voisins européens –, situation d’autant plus alarmante qu’il ne dispose pas de l’expertise technique requise en matière financière.
La réussite de la réforme de la “règle d’or” impose donc d’adjoindre au Conseil constitutionnel les services d’un comité budgétaire consultatif, sorte d’organisme indépendant inspiré de l’Office of Budget Responsibility anglais, bien qu’un tel rôle puisse également être confié à… la Cour des comptes, ce changement d’attribution étant plus un “retour aux sources” qu’une réelle innovation.
En effet, la mission originelle de la Cour était l’évaluation des politiques publiques –, mission que ses fonctions juridictionnelles ont peu à peu tendu à éclipser.
Certains pourraient soutenir que cette évolution de notre architecture judiciaire apparaîtrait contraire à la volonté du président Sarkozy, qui a récemment œuvré à l’évolution du rôle imparti à la Cour des comptes. L’actuel article 47-2 de la Constitution dispose en effet que la Cour “assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances (…) ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques”.
Mais s’il est évident qu’accroître le rôle de la Cour des comptes rendrait cette situation plus inintelligible encore, on ne peut nier que la situation actuelle est déjà des plus ambigües : la création d’une structure ad hoc, spécialement chargée d’assister le Parlement dans le contrôle de l’administration permettrait, en conséquence, de délester la Cour des comptes de cette mission pour lui restituer son rôle de contrôleur des comptes publics, une avancée que la “règle d’or” couronnerait de manière évidente. Car l’occasion est trop belle pour ne pas redéfinir le périmètre d’intervention des juridictions financières : on sait en effet que, depuis le 28 octobre 2009, un projet de loi est en discussion sur le sujet, sans avoir été voté.
Et pourquoi ne pas compléter la réforme constitutionnelle pour remettre en cause le principe de séparation des comptables publics et des ordonnateurs – inconnu dans la plupart des pays européens – en rendant les ordonnateurs justiciables de la Cour des comptes ? La Cour de discipline budgétaire et financière, en charge du contrôle des ordonnateurs, n’y serait guère opposée, elle qui regrette depuis longtemps son manque de pouvoir coercitif.
Pas d’équilibre budgétaire sans effort collectif : plaidoyer pour une réforme étendue
Lors des débats sur la “règle d’or”, il a souvent été question de l’exemple allemand. Nos voisins d’outre-Rhin ont en effet récemment inscrit dans leur loi fondamentale une Schuldenbremse ou “frein à l’endettement”, par lequel l’État voit son déficit structurel limité (art. 110, L.F.) tandis que le recours à l’emprunt des Länder est plus fortement encadré qu’auparavant (art. 109.3, L.F.). C’est cet aspect de leur réforme – négligé par la plupart des commentateurs – qui nous semble le plus intéressant. En effet, cette configuration est finalement assez proche de la situation française. Car si les articles L. 1612-4, L. 1612-6 et L. 1612-7 du Code général des collectivités territoriales imposent aux collectivités territoriales de voter leurs comptes en équilibre, force est de constater qu’il s’agit là plus d’un mécanisme de neutralisation des emprunts qu’une véritable limite à l’endettement, puisque si l’on dissocie les dépenses de fonctionnement et les dépenses d’investissement (lesquelles ne peuvent être financées par l’emprunt) c’est avant tout pour que la collectivité soit en mesure de rembourser l’annuité de sa dette sans avoir à contracter de nouveaux emprunts.
En conséquence, il ne saurait y avoir de “règle d’or” sans agir, comme l’ont fait les Allemands, sur l’ensemble des dépenses publiques, en prévoyant là encore de nouvelles règles au plan local. Car le fait est que si les règles précitées ont été scrupuleusement suivies, elles n’ont pas empêché que l’endettement des collectivités atteigne, fin 2010, la somme de 163 milliards d’euros, soit 10,1 % de la dette publique.
Une modification des règles applicables au niveau local doit également conduire à s’intéresser à la manière dont les deniers publics sont dépensés.
Divers mécanismes existent, là encore, pour éviter les gaspillages : doter l’État d’une véritable stratégie en matière d’investissement et de rénovation de ses structures; favoriser les commandes groupées en réunissant la passation de certains marchés publics, aux fins de bénéficier d’économies d’échelle ; instituer de véritables services “achats”, mieux au fait des prix du marché ; poursuivre l’effort de modernisation des référentiels comptables initié par la LOLF – une initiative dont, au-delà des difficultés techniques, il faut souligner la part d’échec imputable à certaines administrations peu coopératives lorsqu’il s’agit d’évaluer l’étendue de leur patrimoine ; renforcer le rôle de contrôle des comptables, en première ligne pour découvrir certaines irrégularités, mais à qui il est interdit de le faire ; développer l’audit et la certification des comptes en faisant par exemple appel à des experts-comptables du secteur privé (qui, pour éviter tout conflit d’intérêt, seraient sélectionnés par l’Ordre), etc…
Inutile de le cacher : le chantier est important ; et l’on comprend bien qu’à elle seule, ni la “règle d’or”, ni les diverses propositions que nous venons de faire ne sauraient suffire. Car enfin, comment espérer retrouver la croissance et la stabilité monétaire – sans lesquelles il n’est pas possible d’inscrire dans la durée les efforts d’une nation – tant que l’on refusera de toucher à la fiscalité confiscatoire de notre pays ? C’est cette réforme, et elle seule, qui est aujourd’hui indispensable, si l’on souhaite rétablir la compétitivité de l’économie française.
Est-ce à dire que la “règle d’or” n’est qu’un projet accessoire et, aux dires de certains, superflu ? Nous ne le pensons pas. En adoptant coup sur coup plusieurs règles permettant d’organiser de manière pondérée le retour à l’équilibre des finances publiques, le gouvernement amorce une voie qui, sur le long terme, ne peut être que profitable aux Français – un cap qu’il lui appartient de tenir, malgré les critiques.
Car toutes ces questions, apparemment distinctes, sont en réalité intimement liées entre elles. Aussi est-il nécessaire, comme le proposait Ludwig Erhard – le père du “miracle allemand” de l’après-guerre –, de cesser de n’envisager les réformes de manière isolée, pour enfin apprécier la politique économique comme un tout, liant le budgétaire au monétaire, le fiscal à l’administratif. Tel est, du reste, le sens de la politique de constitutionnalisation de l’économie (Wirtschaftsverfassungspolitik) qu’il proposait au nom de l’idée que l’homme a des droits, et que parmi ces droits se trouve celui d’avoir un État à la fois efficace et économe, avec les différentes formes de contrôle et de limitations institutionnelles que cela implique.
*Philippe Jaunet est juriste spécialisé en droit public, à Paris. Il s’intéresse notamment aux liens entre la philosophie libertarienne et l’accomplissement de l’État de droit, ainsi qu’aux avantages que procure la mondialisation des échanges.
Cet article est publié en partenariat avec l’Institut Turgot.