Le 24 décembre 1976, le prince Jean de Broglie, ex-secrétaire d’Etat de Charles de Gaulle et député de l’Eure, est assassiné à Paris en sortant du domicile de Pierre de Varga, son conseiller juridique. Lors d’une conférence de presse cinq jours plus tard, le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski désigne les coupables et donne le mobile du crime : Pierre de Varga aurait commandité l’assassinat pour se désengager d’un prêt de 4 millions d’anciens francs qu’il avait contracté avec le prince.
La police oublie de dire qu’elle savait depuis trois mois que celui qui avait été le trésorier des Républicains indépendants (RI), le parti du président de la République Valéry Giscard d’Estaing, allait se faire assassiner… Le magazine “13h15 le dimanche” (Facebook, Twitter, #13h15) a demandé à sa fille Pascale de Varga si elle pensait savoir aujourd’hui qui a commandité l’assassinat de Jean de Broglie : “L’Etat à son plus haut niveau”, répond-elle sans la moindre hésitation. N’a-t-elle pas peur de le dire ? “Qu’est-ce qu’ils vont me faire ? Ce serait même intéressant s’ils avaient la bêtise de m’ennuyer maintenant, parce qu’au moins on saurait pourquoi.”
Le journaliste Eric Yung, ancien policier de l’anti-gang, se dit de con côté “convaincu” que “personne, mais vraiment personne, ne souhaite que la vérité soit faite sur cette affaire”. Le reporter Christian Chatillon, auteur de Contre-enquête sur l’affaire de Broglie (L’Artilleur, 2015), estime d’autre part que “tout a été fait pour que de Varga soit coupable. Effectivement, il y avait des gens qui étaient intouchables et qui, en 2018, sont toujours intouchables”. Pierre de Varga, condamné à dix ans de prison, a bénéficié d’un traitement de faveur pendant sa détention : il avait deux cellules, dont une lui servait d’atelier pour peindre…
Le conseiller juridique et associé de Jean de Broglie avait écopé de la même peine que Gérard Frèche, condamné pour avoir tiré et que le policier Guy Simoné pour avoir organisé. Celui-ci a réintégré étrangement ses fonctions dans la police en 1988, soit cinq ans après sa sortie de prison… A 75 ans, il est aujourd’hui le dernier des protagonistes en mesure de parler. Hors caméra, l’ancien policier répète ce qu’il a toujours dit. Pour lui, les ordres venaient d’en haut, de plus haut que Pierre de Varga. De qui ? Dit-il tout ce qu’il sait ? Plus de quarante après l’assassinat du prince, lui seul détient sans doute encore les clés de cette affaire d’Etat…
C’est l’un des crimes les plus mystérieux de la Ve République. Toujours pas résolu à ce jour. Certes, il y a bien eu un procès aux assises avec des condamnations. Sans que jamais personne soit vraiment satisfait. Une ahurissante affaire que la mort de Jean de Broglie, la veille de la Noël 1976, dont le cadavre est retrouvé au bas de l’immeuble du 2, rue des Dardanelles, dans le XVIIe arrondissement de Paris. Le député de l’Eure a été abattu de trois balles dans la tête. Il est 9 heures. Il sortait du domicile de son conseiller fiscal, Pierre de Varga.
Sitôt le décès de l’ancien ministre connu, c’est le branle bas de combat à l’Élysée. De méchantes rumeurs se répandent. On dit que Jean de Broglie fréquentait de drôles de gens. Qu’il était un tantinet affairiste…
Jean de Broglie, issu d’une famille d’origine piémontaise, anoblie par Louis XIV, député depuis 1958, a été plusieurs fois secrétaire d’État dans les gouvernements Pompidou sous la pré sidence de De Gaulle. Il sera l’un des fondateurs des Républicains indépendants avec Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Marcellin et Michel Poniatowski. Mais c’est surtout comme négociateurdes accords d’Évian (1962) que le député de l’Eure connaît la notoriété… D’ailleurs, quelques heures à peine après son assassinat, l’acte est revendiqué par un mystérieux groupe d’extrême droite, le groupe Charles- Martel, qui explique avoir « liquidé le prince de Broglie en tant que responsable de l’invasion de la France par les hordes africaines ».
Une revendication qui ne repose sur rien de sérieux. En revanche, ce qui attire l’attention des enquêteurs, c’est que le meurtre de l’ancien ministre fait penser à une chronique d’une mort annoncée. Parce que l’événement était…attendu. Nous verrons pourquoi. En tout cas, dès le 24 décembre, une information judiciaire est ouverte à Paris, confiée au juge d’instruction Guy Floch. L’enquête de la PJ avance à la vitesse grand V. Des suspects sont arrêtés : un petit malfrat, dénommé Gérard Frêche, c’est lui qui aurait tiré sur le député ; un inspecteur de police, Guy Simoné, c’est lui qui aurait recruté Frêche. Enfin, le commanditaire présumé, Pierre de Varga, proche de l’ancien ministre et relation de Simoné. Une vieille connaissance de la PJ, Varga. Souvent alpagué pour quelques indélicatesses… Incroyable ! En moins de trois jours, voilà une enquête bouclée. Tout cela est-il trop beau pour être honnête ?
Cependant, le 29 décembre 1976, se produit un événement étonnant. Ce jour-là, Michel Poniatowski, le ministre de l’Intérieur, convoque la presse. Entouré des patrons de la PJ et de la brigade criminelle, le ministre livre son explication sur la mort de Jean de Bro glie. « Cette affaire, martèle le ministre, est née d’un accord financier qui existait entre la victime, M. de Bro glie, et MM. de Ribemont [un homme d’affaires, NDLR] et de Varga. Il s’agissait d’un prêt que M. de Broglie avait consenti à MM. de Varga et Ribemont, d’un mon tant de 4millions, qui devait être restitué sur une période de sept ans… Je pense que le personnage clé était M. de Varga. MM. de Varga et de Ribe mont sont les instigateurs ; l’organisateur, c’est l’inspecteur Simoné, et l’assassin, c’est M. Frêche. »
Les journalistes sont estomaqués. Ahuris qu’on leur serve si vite la vérité. Le garde des Sceaux, le placide Olivier Guichard, les organisations de magistrats, d’avocats n’en reviennent pas qu’un ministre de la République viole si allègrement le secret de l’instruction. D’autant que les personnes citées n’ont pas encore été déférées au juge d’instruction ! Avec la bonne parole de Michel Poniatowski, voilà donc l’affaire de Broglie lancée… et de quelle ma nière ! La plus mauvaise, semble-t-il, pour parvenir à la vérité. En tout cas, le juge Floch, faisant visiblement sienne l’analyse du ministre de l’Intérieur, inculpe le 31 décembre Pierre de Varga pour homicide volontaire et le place en détention. À ses yeux, il est bien l’un des instigateurs du crime. Également mis à l’ombre, l’inspecteur Simoné et Gérard Frêche. Et aussi Ribemont. Mais seulement pour infraction à la législation sur les armes. Varga et Ribemont nient farouchement être mêlés à cet assassinat. Le juge Floch adhère à l’analyse de la PJ. Cette dernière, dans un rapport, exprime en effet sa conviction qu’en éliminant physiquement le député de l’Eure, le duo allait pouvoir récupérer, sans frais, ses actions.
Bon nombre d’observateurs trouvent ce scénario, en fait le mobile du crime, bien léger, pour deux raisons. Jean de Broglie n’était qu’un prête-nom dans l’opération du restaurant La Rôtisserie de la Reine Pédauque, situé à deux pas de Saint-Augustin. Et les bénéficiaires du prêt étaient automatiquement Varga et Ribemont. La seconde raison est que l’accord était connu de la BNP et de la famille de Broglie. Faire disparaître le député portait la signature du forfait. Impossible d’agir ainsi. Imparable, non ? Pourtant, Guy Simoné, l’inspecteur de police un peu douteux soupçonné d’être l’organisateur du crime, partage l’analyse de la PJ. À une nuance près. De taille. Sans vergogne, il charge Varga. Mais sur Ribemont, il s’abstient de tout commentaire. Bref, on n’y voit que du bleu.
Quand survient un nouveau personnage : Pascale, la fille de Pierre de Varga. Elle se montre catégorique : le prêt accordé par Jean de Broglie ne concernait pas son père, mais uniquement Ribemont. Pour faire bonne mesure, Mlle de Varga poursuit ses révélations : un protocole secret aurait été signé prévoyant qu’en cas de décès du créancier, Jean de Broglie, l’argent dû devrait être versé à sa famille. Cette fois, on est dans le noir. Galopent les semaines. Cette affaire devient un feuilleton. On apprend que l’ancien ministre possédait une myriade de sociétés. En Suisse. Au Luxembourg, où il avait créé une mystérieuse société Sodetex, qui s’était mise hors la loi dès sa création en 1969. On apprend encore que c’était aussi un expert en montages financiers. Faut-il regarder de ce côté-ci pour trouver le motif réel de son assassinat ? On s’interroge. On fouille. En vain.
Quand, quelques jours avant la fin de l’instruction du juge Floch, le Canard enchaîné, dans sa livraison du 2 avril 1980, publie une information fracassante : des documents qui attestent que la PJ était informée, bien avant le funeste matin du 24 décembre 1976, que l’on voulait exécuter Jean de Broglie. Un rapport de la PJ affirme que certaines personnes souhaitaient l’assassiner en raison de diverses indélicatesses et trafics qu’il aurait commis. Les révélations du Canard enchaîné auraient dû déboucher sur un supplément d’information. Eh bien, pas du tout. Le juge Floch boucle son instruction quelque temps après. Pierre de Varga est condamné à dix ans de réclusion criminelle par la cour d’assises de Paris le 23 décembre 1981, soit la même peine que Gérard Frêche et Guy Simoné.
Quant à l’homme d’affaires Patrick Allenet de Ribemont, qui n’a cessé de clamer être totalement étranger à l’assassinat de Jean de Broglie – il a obtenu un non-lieu le 21 mars 1980 – , la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg lui allouera, en 1995, 2millions de francs de dommages et intérêts pour violation du principe de la présomption d’innocence.