“De vénérables abbayes ont moins de droits et de libertés que des mosquées de banlieue” (Vidéo)

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Pour Grégor Puppinck, le régime français des congrégations religieuses est contraire à la liberté de religion. Il appelle les autorités à adapter le droit français à la culture actuelle des droits de l’homme.

FIGAROVOX.- Vous avez publié en janvier un article dans la Revue du droit public interrogeant la «conventionnalité» du régime français des congrégations religieuses. En d’autres termes, cela signifie-t-il que la France ne respecte pas le droit européen?

Grégor PUPPINCK.- Oui, on peut le craindre. Si la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) venait à se prononcer sur le régime des congrégations, elle le condamnerait très probablement. Contrairement aux autres groupements religieux, les monastères sont privés du droit de se constituer en association loi 1901. Ils n’ont le choix qu’entre deux modes d’existence juridique beaucoup plus contraignants: le régime de tutelle appelé «reconnaissance légale» et celui de l’ «association de fait».

Cette exception est un reliquat de la «guerre» menée contre les congrégations catholiques par la IIIe République anticléricale, et avant elle par la Révolution française. Elle apparaît aujourd’hui en décalage avec la culture libérale des droits de l’homme au point de violer très certainement les libertés de religion et d’association des congrégations et de leurs membres, ainsi que l’interdiction des discriminations. Le droit européen des droits de l’homme exige en effet que «le droit national permette aux communautés religieuses ou de conviction de décider en toute indépendance la manière dont elles sont dirigées, de leur règlement interne, du contenu de leurs croyances, de la structure de la communauté et du système de nomination du clergé, et de leur nom et autres symboles» .

Quel est l’impact au quotidien de ces entraves juridiques sur la vie des communautés religieuses?

Pour avoir la personnalité morale, la seule option pour les monastères est de se soumettre au régime de la «reconnaissance légale». Or, cette reconnaissance est soumise à de strictes conditions. À titre d’illustration, le Conseil d’État interdit aux congrégations de mentionner dans leurs statuts l’existence des vœux «solennels», «perpétuels» ou «définitifs» prononcés par leurs membres, alors même qu’ils sont au cœur de la vie religieuse. Une fois reconnus, les monastères subissent de fortes contraintes dans leur fonctionnement. Ainsi, ils ne peuvent acquérir ni vendre un bien immobilier sans l’autorisation de l’administration et à la condition seulement que cette transaction soit jugée nécessaire à la congrégation. Ils doivent aussi tenir à jour, et à la disposition du Préfet, leur comptabilité et la liste de leurs membres, etc. Le président de la République Nicolas Sarkozy l’avait reconnu en 2007 dans son discours au palais du Latran: «Aujourd’hui encore, la République maintient les congrégations sous une forme de tutelle (…). Je pense que cette situation est dommageable pour notre pays».

Les monastères ne peuvent acquérir ni vendre un bien immobilier sans l’autorisation de l’administration.
Au fil des années, de plus en plus de congrégations ont accepté de se soumettre à cette tutelle, en particulier depuis les années 1970. D’autres s’y refusent pour des raisons de principe. Ces religieux qui ont la conviction d’être avant tout membres de l’Église, souhaitent que soit respecté leur droit fondamental de se constituer en monastères et refusent que leur vocation et leur vie religieuses dépendent de l’État. Ces monastères doivent alors se résigner à n’être que des «associations de fait», sans personnalité morale. C’est le cas par exemple de l’abbaye de Solesmes ou d’autres monastères bénédictins qui préfèrent cette précarité à la tutelle, pour préserver leur liberté. Cette situation complique considérablement l’existence de ces monastères, car ils ne peuvent signer aucun contrat au nom de l’abbaye, ni être propriétaires de leurs propres bâtiments, recevoir des dons ou des legs, ouvrir un compte bancaire, obtenir une carte grise, etc.

Ainsi, qu’un monastère soit reconnu ou non, dans les deux cas sa situation est problématique; c’est pourquoi le plus simple serait de ne plus leur interdire de se constituer en association de droit commun.

Vous jugez que le droit français établit à l’encontre des congrégations une discrimination fondée sur la religion. Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer?

Les congrégations sont comparables aux associations en tant que groupes de personnes poursuivant un objectif commun, et à plus forte raison aux associations dites cultuelles avec lesquelles elles partagent un objet religieux. Pourtant, malgré la constitutionnalisation de la liberté d’association en 1971, les monastères n’ont toujours pas accès à cette liberté et aux droits qui en découlent. Cette restriction est injustifiée: l’existence même de ce régime constitue, en soi, une discrimination entre les religieux et les autres citoyens.

Cette discrimination aboutit à une situation aberrante: de vénérables abbayes ont moins de droits et de libertés que des mosquées de banlieue.(…)

Depuis la loi de 1905, la République déclare «ne reconnaître aucun culte», mais prévoit pourtant un régime de «reconnaissance légale» pour les congrégations, discrimine entre les citoyens selon qu’ils aient prononcé des vœux religieux, et régule le mariage religieux. La République gagnerait à corriger ces incohérences.

Qu’a encore à craindre l’État de la part des congrégations? Représentent-elles un danger pour l’ordre public?

Les congrégations n’ont jamais représenté de danger pour l’ordre public. Au contraire, les religieux ont assuré de manière bénévole des services d’éducation et de santé qui sont aujourd’hui financés par un déficit chronique de l’État. Les suppressions et expulsions successives des congrégations ont porté préjudice à la société, par la fermeture de milliers d’écoles, d’hôpitaux et de lieux de culte.

Aujourd’hui encore, les monastères sont pour beaucoup de Français des lieux de ressourcement, des conservatoires de vertus devenues rares dans la société actuelle. La fonction essentielle des monastères est de prier pour le salut du monde.

Le droit peut-il être l’instrument d’une réconciliation?

Heureusement, l’apaisement des relations entre l’État et l’Église est déjà réalisé, et nous pouvons nous en réjouir. Le droit français devrait simplement prendre acte de cette réconciliation et mettre à jour sa législation, sans attendre une éventuelle condamnation européenne. En fait, il serait juste que les congrégations ne soient plus privées de leur liberté de se déclarer en simple association. Une telle mise à jour, requise par le droit européen, est d’ailleurs également jugée souhaitable par d’éminents canonistes, tels que le père Cédric Burgun et le père Jean-Paul Durand.

Dans un contexte marqué par la montée de l’islamisme, une application stricte de la laïcité ne permet-elle pas de nous protéger contre la montée du fondamentalisme religieux?

Tout dépend de ce que l’on entend par laïcité. Celle-ci a souvent été comprise comme une arme contre la religion, en particulier contre les racines chrétiennes de la France. Ce laïcisme est alors conçu comme une religion séculière de substitution qui confond les ordres temporel et spirituel. Il fait paradoxalement la même confusion que l’islam, qui prétend par la charia codifier tous les aspects de la vie de ses fidèles. Le laïcisme et l’islam sont deux systèmes «totalisants» qui s’alimentent mutuellement sans pouvoir coexister pacifiquement. Leur confrontation ne peut qu’accroître les tensions.(…)

Je suis convaincu que le christianisme et sa conception de la laïcité sont plus à même de dissoudre l’islamisme que le laïcisme qui le combat frontalement. D’ailleurs, dans les pays en proie à l’islamisme, les derniers refuges de la civilisation sont bien souvent les monastères.

* L’ECLJ a pour mission de fournir des avis, des orientations et des recommandations à l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et à ses États membres sur les questions relatives à la liberté de religion ou de conviction, y compris sur les projets de législation, les politiques et les pratiques des États dans ce domaine. M. Puppinck se prononce ici en son nom personnel.

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