« C’est une guerre culturelle. Nous nous sommes imposés comme la nouvelle contre-culture », fanfaronne Chepamec, étudiant de Sciences Po à l’origine de plusieurs salons de conversation en ligne très prisés des jeunes marinistes. Il fait partie de la nouvelle génération de sympathisants du Front national, des militants souvent hors les murs, guère encartés, mais très actifs. Certains sont baptisés Pepe Le Pen, Général Pepenochet ou encore Kim-Jong-Unique. Comme lui, la plupart refusent de donner leur véritable identité, préférant des pseudonymes décalés et provocateurs.
Ce sont les nouveaux colleurs d’affiches du FN, des internautes qui n’ont jamais connu l’odeur des autoroutes et de la colle mais manient à la perfection l’usage des mèmes, ces images faites pour être partagées sur Internet, et l’humour corrosif qu’ils qualifient eux-mêmes de « politiquement incorrect ». Ils ont pour terrain de jeu les forums anglophones comme 4chan et Reddit, leurs équivalents français comme la section Blabla 18-25 [pour les 18-25 ans] du site Jeuxvideo.com, ou encore les réseaux sociaux comme Twitter, où ils engagent le débat, souvent caustique, avec leurs cibles politiques. Leurs signes distinctifs ? Une casquette « Make France great again », un « 1825 » accolé à leur pseudonyme, et surtout, un dessin de grenouille verte en image de profil.(..)
L’un des objectifs est de rendre leurs positions politiques illisibles de leurs adversaires, contrant toute accusation d’extrémisme. La provocation inhérente à cette imagerie est assumée. « Pepe personnifie surtout un certain état d’esprit, détaille Chepamec. Plutôt que de désespérer ou de s’énerver au sujet de l’actualité comme on peut avoir tendance à le faire, on reprend confiance et on se moque des gauchistes », éternelle cible désignée.
A travers ce personnage saugrenu de grenouille, cette génération cherche à mettre en échec les discours ramenant l’extrême droite aux épisodes nazis et fascistes. « Il y a une volonté de contrer toute attaque. Peut-on accuser une grenouille de nazisme ? Cela brouille toute cartographie, le message est dilué. Mais ceux qui la portent savent pourquoi ils le font », explique David Doucet, coauteur avec Dominique Albertini de La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net (Flammarion, 2016).
Combien sont-ils en tout ? Difficile d’avancer un chiffre. « Ils sont environ 53 500 à être pro-Marine Le Pen sur Twitter, sur la base d’un mois de tweets sur la présidentielle et en enlevant ceux qui ont moins de trois interactions », avance Nicolas Vanderbiest, assistant et doctorant à l’université catholique de Louvain (Belgique) et auteur du blog Reputatio Lab, qui cartographie les grandes querelles sur Twitter. Combien sont spécifiquement de cette génération Pepe the Frog ? Une frange forcément plus limitée, mais pseudonymat oblige, bien difficile à quantifier.
Ce qu’ils représentent, en revanche, est identifiable : c’est le basculement d’une partie de la jeunesse vers un néoconservatisme décomplexé, qui se veut cool et dionysiaque. « Le populisme est le nouveau punk », comme l’arbore fièrement sur Twitter Paul Joseph Watson, journaliste du site conspirationniste, russophile et islamophobe InfoWars, et figure influente de la « trollosphère ».
La « pieuvre » européenne faceaux « grenouilles » patriotes. Ce visuel empruntant à la culture du Web a été partagé plus de 3 000 fois dans les sphères d’extrême droite. ANONYME
A l’opposé de la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen, ces recrues zélées n’hésitent pas à invectiver vertement leurs adversaires politiques désignés sur les réseaux sociaux. « Je suis un troll, je l’assume et je suis sincère dans mon positionnement politique. Le trollage, c’est juste pour m’amuser et faire passer le temps, c’est jamais vraiment méchant », assure Mathieu, qui comme de nombreux fidèles du forum 18-25, baigne quotidiennement dans les insultes au premier, second et troisième degrés.
Chepamec revendique cette identité moqueuse. « Les nouveaux gauchistes sont complexés et secs à l’intérieur, comme des puritains du XVIIe siècle. L’humour “oppressif” est à l’index, rire est un péché. » Il condamne fermement le harcèlement, mais tous n’en font pas autant. Mathieu explique avoir pour cible préférée « les féministes hystériques », qui seraient, selon lui, le principal motif d’afflux d’internautes du forum 18-25 sur Twitter. Homosexuels, minorités ethniques et journalistes sont également dans leur viseur.
Whitney Phillips, professeure assistante à l’université de Mercer (Géorgie), coauteur de The Ambivalent Internet (à paraître en avril, non traduit), veut y voir un besoin de créer du ciment social entre des individus qui ne se connaissent que par des pseudonymes sur Internet : « L’humour ne fait pas que blesser les membres extérieurs à leur cercle, il permet aussi de renforcer le lien au sein de leur groupe – parce qu’ils ont tous quelque chose de nouveau dont ils peuvent rire, ensemble. »
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