Appeler un blanc «babtou» est-ce une marque de racisme ? Cette question récurrente agite régulièrement les débats sur les réseaux sociaux. Et pour cause. Pour comprendre ce problème, il faut nous plonger aux sources de ce mot. Les peuples mandés, appelaient Toubab les européens blancs venus coloniser et habiter les terres d’Afrique de l’Ouest. Ces missionnaires étaient souvent médecins, chercheurs ou scientifiques. L’ethnie mandée, composée de peuples musulmans comme les Wolofs, réutilisa ainsi le terme arabe طبيب, / tabīb, signifiant médecin (et qui donna toubib en français) pour désigner les blancs.
Le temps fit son affaire et bientôt de tabib on passa à toubab, puis à babtou ; et du médecin qu’il désignait d’abord, ce terme finit par s’appliquer à tous les blancs. Si bien qu’aujourd’hui, en langue wolof, toubab signifie bel et bien blanc ; on utilisera plutôt fajkat pour désigner le médecin.
Le sens des mots, leur signification et ce qu’on y associe, changent dans un phénomène que Ferdinand de Saussure nomme la mutabilité diachronique. Dans la Grèce antique, accomplir un acte citoyen consistait à se rendre sur l’Agora pour y débattre des problématique de la Cité ; tandis qu’au XXIème siècle, un acte citoyen sera plutôt de faire le tri sélectif ou lever son stylo pour Charlie. Ce qu’il faut saisir ici c’est que, si le signifiant (le mot en lui même) n’a pas changé, le signifié (ce que l’on désigne et ce qu’on associe au mot) a lui beaucoup évolué. Ainsi, le conception que l’on se fait de la «citoyenneté» dépend beaucoup de l’époque où l’on se place.
Autre exemple, chacun a sa passion : pour certains c’est le foot, pour le Christ c’est son martyr sur la croix… Ici, ce n’est pas non seulement la signification qui a changé, mais c’est le sens en lui même. La passion désignait auparavant un supplice, un état de trouble ; alors qu’aujourd’hui on se servira plutôt de ce mot pour désigner un état d’allégresse, de profond plaisir. L’ancien sens, le sens originel, existe toujours. Mais n’étant plus majoritaire, le nouveau sens remplacera l’ancien dans les conversations. Aujourd’hui, déclarer «Mon travail c’est ma passion !» pour se déclarer à la limite du burnout, c’est prendre le risque d’être compris de façon toute autre.
Le langage est par nature arbitraire, obéissant à des processus linéaires et à des conventions inscrits dans une temporalité régit par des lois culturelles. Ce qui importe dans une conversation, ce n’est pas autant le mot lui même. Mais c’est le sens de celui-ci. Le sens que la communauté des vivants lui donne, et celui qu’on lui attribue soi-même. Nous sommes responsables de nos propos, mais également de la façon dont ils sont compris, n’en déplaise à certains.
Dans une conversation avec une personne d’origines sub-saharienne qui utiliserait le mot «babtou» à votre égard, essayez d’expliquer que vous vous sentez offensé par ces termes et vous observerez que la réponse est souvent la même: «cela veut juste dire blanc en wolof ! ».
Une telle rhétorique pourrait d’abord apparaître comme recevable : effectivement, babtou signifiait bien blanc en wolof, alors pourquoi s’émouvoir de ces termes ?
Pour la même raison que l’on s’émeut du terme nègre, qui pourtant signifie seulement noir en espagnol et en portugais.
Un mot est arbitraire. On peut en préférer certains à d’autres pour leur sonorité particulière, plus ou moins mélodieuse. Mais le fait est qu’aucun mot n’est insultant en soi. En revanche, le sens donné à ce mot l’est beaucoup plus. Et ce sens, nous l’avons vu, dépend grandement de l’histoire.
Si nègre fait partie de ces mots honnis que l’on ne peut plus prononcer ou écrire sans avoir un bon avocat, c’est parce qu’il est associé à l’histoire dramatique de l’esclavage, et aux discriminations qui l’entourent. Mais en soi, le mot nègre n’est pas un mot raciste. Pas plus que le mot «jaune» n’est raciste.
Pourtant si je déclarais que, dans mes relations commerciales, «je ne fais pas confiance aux jaunes», ou si je déclarais que «je n’aime pas la musique nègre» (comme le fit maladroitement M. de Lesquen), je déclencherais la levée de bouclier unanime habituelle, me condamnant pour-sur à une mort sociale.
Quand ils défendent l’usage du terme batbou, les partisans d’un anti-racisme à sens unique feignent de méconnaître cette différence fondamentale entre le mot et le sens qu’on lui accorde. Ou plutôt, ils l’ignorent pour servir leur agenda politique. Et pourtant, on ne peut nier cette évidence.
Dans la plupart des cas où ce mot est utilisé, l’auteur des propos ne l’envisage pas comme un synonyme à «blanc» (si c’était le cas, il faudrait s’interroger sur l’obsession raciale de ces individus). Non, dans la plupart des cas ce terme est utilisé, enrobé de son sens passé, pour insulter le blanc sur sa couleur de peau et ce qui en découle.
Une amie m’a par exemple fait part de propos désobligeants dont elle a été la victime à l’université, qui en substance, se résumaient à cela: «Tu fais pitié avec tes cheveux et ton odeur de babtou». Des propos désobligeants ? Que dis-je, insultants ! Voire racistes. Imaginez la situation inverse: «Tu fais pitié avec tes tressages de nègre et ton odeur de nègre». 10 ans ferme…
Dans les deux cas, il ne s’agit pas de moquer simplement l’autre sur son apparence, mais de le moquer sur des caractéristiques physiques associées à un idéal-type racial ou culturel. Ce n’est donc pas le mot babtou que mon amie a reçu comme insultant, c’est l’intention qui transpirait à travers ce mot, une intention agressive et négative. Et celle-ci n’est pas nécessairement motivée par un racisme assumé, mais le plus souvent par une volonté de blesser.
Un noir qui appellerai un autre ami noir «negro» (nigga), comme on le voit souvent aux Etats-Unis, le fait souvent de manière affective, pour symboliser leur amitié: s’il peut se permettre de l’appeler par ce mot si péjoratif habituellement, c’est parce que leur proximité est telle que l’autre ne soupçonnera pas qu’il puisse y avoir une volonté de blesser.
Ce qui importe, encore une fois, ce n’est donc pas le mot lui même, mais c’est le sens qu’on lui attribue, la valeur qu’on lui porte, la valeur que l’interlocuteur lui porte, et l’intention que l’on y place.
Quand il y a une volonté d’atteindre l’autre, sa dignité, son honneur et son bien-être, n’importe quel mot peut se transformer en insulte. Entre amis, entre proches, entre membres d’un même cercle culturel ou moral, on pourra se permettre des largesses de langage en utilisant des insultes comme une véritable ponctuation (ce que font certains jeunes avec le fameux «fdp» qui remplace les virgules).
Mais entre inconnus, la bienséance et la décence veut que l’on se prive d’utiliser des mots qui, remplis d’une intention mauvaise, ont pour seul objectif d’atteindre l’autre.
Le fin-mot de l’histoire est donc là: aujourd’hui utilisé exclusivement de façon péjorative et volontairement irrespectueuse, le mot babtou a perdu son sens initial. Libéré de son sens, il est devenu un mot fourre-tout que l’on peut charger d’un puissant sens négatif ; il s’est imprégné de cette nouvelle utilisation pour en faire son sens actuel et général.
Le fait de préciser que «oui mais… ça veut dire blanc en wolof», n’est plus suffisant. Une insulte est une insulte, combien même tel mot voulait dire telle chose en moyen-français rablaisien.
S’il est utilisé avec mépris, s’il est utilisé comme une insulte, un mot devient une insulte. Cela, les antiracistes ne peuvent le nier sans détruire la base de leur rhétorique. Car si l’on considère «nègre» comme une insulte à caractère raciale, on ne peut que considérer «babtou» sur le même mode. De l’importance de la cohérence…
Pierre Terrail
Photo : DR
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