Par Elizabeth Chênedollé
Lisant à ma fille de quatre ans ce classique d’Etienne Morel, La plus mignonne des petites souris, à la lueur de controverses récentes sur le livre jeunesse, je me demandais pourquoi celle-ci aimait tellement cet ouvrage au succès non démenti depuis plus de quarante ans.
J’en rappelle l’étrange synopsis. Une petite souris était si mignonne, et son père en était si fou, qu’il décida qu’elle n’était digne d’épouser que le plus puissant personnage du monde. Il rendit ainsi visite au soleil, puis au nuage capable de cacher le soleil, puis au vent capable de chasser le nuage, puis à la tour capable de résister au vent, puis finalement, au petit souriceau capable de ronger la tour… lequel accepte immédiatement d’épouser la petite souris (il l’avait repérée depuis le début, le coquin !). Le père, exténué de ses tribulations, revient à la réalité : car dans la vraie vie, les souris n’épousent pas le soleil, ni les nuages. L’enfant, tout en adhérant aux délires mégalomanes du père adorateur de sa progéniture, est pleinement rassuré par l’humilité finale de ce mariage, conforme au « possible ».
Qu’est-ce qu’un enfant ? Un enfant est un ancien bébé, c’est-à-dire un être qui a vu combler le moindre ses besoins en même temps qu’il les manifestait, ou même avant. À deux ans, un enfant a encore de sérieuses raisons de penser qu’il est un être absolument central et tout-puissant. C’est avec la formalisation du langage qu’ il va se heurter à des refus désolants et irritants pour lui. Nous en avons perdu le souvenir, mais les parents savent bien que la troisième année, que les psychologues n’hésitent pas à comparer à l’adolescence, est assez éprouvante pour tout le monde. Avec l’école, si ce n’est déjà fait chez lui, l’enfant fait la découverte d’ histoires adaptées à son âge . Elles confrontent le fantasme, l’impossible, l’illusion, la volonté de puissance, la tyrannie des désirs individuels, à l’inexorable réalité : dans la vraie vie, tout n’est pas possible. Et ceux qui sont forts sont ceux qui l’ont compris.
Par une judicieuse inversion, ce sont rarement les héros enfantins de ces histoires qui sont avides de toute-puissance, mais les adultes ou les méchants. Confrontés à leur démesure, les héros sont ceux font preuve de sagesse et d’ingéniosité. Ce principe préside à la totalité des contes de fées.
Prenons Peau d’Âne : ce conte confronte délicatement l’enfant à son réflexe naturel à quatre ou cinq ans, à savoir : « je veux me marier avec Papa ou Maman, parce que je ne veux jamais le quitter ». Dans Peau d’Âne, par pédagogique inversion, cette volonté folle émane précisément du parent, veuf inconsolable qui décide d’épouser sa fille. Il le peut, car il est roi, garant de l’autorité et tout puissant. Cet inceste, la jeune fille aimante est prête à y consentir. C’est sa marraine, une fée, qui vient l’y soustraire. Dans le film de Jacques Demy, cela nous donne la longue chanson « mon enfant, on n’épouse jamais ses parents ».Par le truchement de la ruse et la magie, l’impossible sera balayé. Peau d’Âne épousera un Prince, ce qui a pour effet de guérir le Roi de sa folie : il assiste au mariage avec la femme qu’il a rencontrée.
Dans Cendrillon des frères Grimm, autrement plus cruelle que la version qu’en a donnée Perrault, pour chausser l’escarpin magique, la première sœur se tranche le talon, la seconde les orteils. Mais la réalité les rattrape : le Prince qui les accueille au château remarque le flanc sanguinolent de leur monture, ôte l’escarpin, et constate que « dans la chaussure, il y a du sang partout ». Lors de son mariage, Cendrillon pardonne à ses sœurs, attitude évangélique qui ne satisfait pas les frères Grimm. Des pigeons surviennent qui leur dévorent les yeux. C’est cruel. Mais il y a derrière cette cruauté une vérité : les sœurs continuaient secrètement à haïr Cendrillon, le pardon était donc indu.
Chaque conte enfantin contient une morale élémentaire qui n’est rien d’autre qu’un apprentissage de la réalité. Le Chat Botté ne fait qu’utiliser avec finesse la vanité du monde pour propulser son maître au sommet de la pyramide sociale. Confronté à un ogre qui a le pouvoir de se changer en n’importe quelle créature, il émet des doutes sur sa capacité à se transformer en toute petite souris. L’ogre s’empresse, par orgueil, de démontrer que c’est possible … et le chat le croque aussitôt, exploitant la simple réalité : les chats mangent les souris.
Examinons maintenant cet ouvrage polémique qui fut recommandé, à partir de quatre ans, dans le cadres des fameux « ABCD de l’Egalité » par l’académie de l’Isère , le désormais célébrissime Tous à poil. Nous sommes dans un processus totalement inverse. Rappelons le synopsis : tout le monde se met subitement à poil, parents, policier, voisins, maîtresse d’école. Pourquoi ? L’explication finale est sobre : tout le monde a envie d’aller prendre un grand bain ensemble, tout nu au même moment et au même endroit. Fin de l’histoire. Qu’en est-il, ici, du rapport classique entre réel et imaginaire ? Il est inversé. Car dans la réalité, les enfants n’ont aucun problème avec la nudité. Ce sont souvent leurs parents qui doivent leur courir après pour leur enfiler un vêtement. À l’âge scolaire, les enfants préfèrent être vêtus, et même commencent à manifester quelques préférences sur leurs vêtements, mais ne sont pas ou peu pudiques. C’est ça, la réalité.
Et voilà qu’à quatre ans, brutalement, des instituteurs leur proposeraient un irréel inexpliqué et dépourvu de sens : des adultes qui veulent ne plus respecter leurs propres règles et ont subitement très envie de se mettre à poil. C’est, au mieux, sans intérêt, au pire, bien étrange. Que nous disent les auteurs ? Qu’ils avaient envie de rompre avec l’image « complexée » des médias sur la nudité. Or, la réalité, c’est que les médias n’ont aucun complexe avec la nudité, ou alors nous n’avons pas les mêmes… pudibonds médias ! Prétendre que le corps dévêtu ferait l’objet d’un traitement complexé par les médias est un déni de réalité. La réalité, c’est que les camps de naturistes familiaux existent, que certains en sont adeptes, mais qu’aucun enfant ne vous les réclamera spontanément . Un enfant vous demande d’aller au ski, ou à la mer, ou à Disneyland. Il ne vous demande pas : « oh, emmène-moi dans un endroit où nous ne serons pas obligés de porter des vêtements, avec plein de monde, car j’apprécie la nudité collective ». Ça, c’est précisément une idée d’adulte. L’histoire ne correspond à aucune préoccupation enfantine et à ce titre contredit tous les codes habituels de la littérature de cet âge, résidant dans l’acceptation du réel, non son déni.
L’incident a provoqué la désolation de professionnels du livre qui ont même éprouvé, à leur tour, le besoin de poser « tous à poil » pour défendre la liberté créatrice. On a envie de leur dire, puisqu’il est question de nudité, de relire ce conte magnifique d’Andersen, Les habits neufs de l’empereur. Parce que lorsque le Roi défile nu devant une foule qui feint avec gêne d’admirer ses vêtements invisibles, c’est un petit garçon qui ramène les adultes à la réalité, en s’écriant, non pas « Tous à Poil ! » mais : « le Roi est nu ! »