C’est à deux Russes que l’on doit le déchiffrement de l’écriture maya, deux Russes vivant à des milliers de kilomètres l’un de l’autre dans des mondes totalement différents et ignorant tout l’un de l’autre.
Tatiana Proskouriakoff naît en 1909 à Tomsk, en Sibérie. En 1915, son père est chargé par le tsar Nicolas II de superviser les livraisons d’armement pour l’effort de guerre russe, et sa famille émigre aux Etats-Unis où elle se retrouve bloquée en 1917 par la révolution bolchevique. Elle obtient son diplôme d’architecte, et les croquis de la jeune femme attirent l’attention de l’archéologue mayaniste Lindon Satterthwaite, qui l’engage en 1936 pour un travail de fouille au Guatemala sur le site de Piedras Negras. C’est là qu’elle se livre en particulier à l’étude de sept stèles de princes successifs, et qu’elle a le pressentiment que leurs histoires respectives sont contenues dans les glyphes qui les décorent.
Maintenant, l’archéologie mayaniste des années 1930 n’a plus grand-chose à voir avec celle des grands précurseurs passionnés du milieu du XVIIIe siècle que furent l’Américain John Lloyd Stephens et le Britannique Frederick Catherwood. Elle était devenue le fait de dilettantes fortunés cherchant aventure et exotisme à bon compte, avec tout le confort possible, regroupés au sein de ce qui fut appelé le Carnegie Club (de la Carnegie Institution for Science de Washington). Personnalité la plus forte, l’Anglais Eric Thompson régnait sans partage sur ce groupe, s’imposant comme l’autorité mayaniste. Sa théorie était que les Mayas furent un peuple pacifique de prêtres astrologues, une théorie qu’il ne fallait surtout pas contredire.
Cependant, en 1946, la découverte par le cinéaste américain Giles Healey du site secret de Bonampak, dans l’Etat du Chiapas au Mexique, vint sérieusement l’écorner. Le temple principal comportait trois salles avec des peintures murales, dont une dépeignait une bataille d’une férocité inouïe avec exécution de prisonniers, et une autre des scènes de sacrifices humains. Mis au courant et comprenant les conséquences que pouvait avoir une telle découverte, Thompson s’empressa de rejoindre Bonampak dont il fit murer tous les accès. Mais la nouvelle avait déjà filtré, notamment aux oreilles de Proskouriakoff : il y avait donc bien eu chez les Mayas de fabuleux royaumes, des rois et des reines, des batailles, des conquêtes, en bref une histoire.
Dans Berlin en ruines
Bien qu’incomplètes, ses conclusions furent publiées en russe. Par le plus grand des hasards, Proskouriakoff trouva cette publication dans une librairie de Mexico. Elle se plongea dans la lecture de l’ouvrage qui complétait ses propres travaux et apportait les dernières réponses à ses recherches. En 1957, après avoir repris ses analyses des stèles de Piedras Negras à la lumière du livre de Knorozov, elle perce les derniers mystères de l’écriture maya.
Transportons-nous maintenant en avril 1945, au moment de la chute de Berlin. Le linguiste Yuri Knorozov fait partie des troupes qui emportent la ville. Parmi les décombres qui jonchent les alentours de la Bibliothèque nationale, il trouve un curieux ouvrage contenant les reproductions des trois codex d’écriture maya connus alors, ceux de Dresde, de Paris
C’est ici que prend place une grande leçon d’humilité. Par courtoisie, avant d’envoyer son article chez l’éditeur, elle le présente à Eric Thompson. Celui-ci le reçoit avec réticence, déclarant que son contenu n’est que propagande communiste. Cependant, il passe la nuit dessus et va trouver Proskouriakoff le lendemain pour lui déclarer : « J’ai lu votre texte, et je pense que vous avez raison. » A partir de ce jour, les anciens Mayas pouvaient enfin nous parler.
L’avancée fut énorme. Si, dans les années 60, l’écriture maya, hormis quelques dates, était incompréhensible, aujourd’hui c’est 80 % de ce qui nous a été transmis qui est déchiffré. Confirmant l’intuition de Stephens, les monuments mayas sont bien de fabuleux livres d’histoire à ciel ouvert qui racontent le parcours de cette civilisation et de ses acteurs sur terre.
Tatiana Proskouriakoff s’est éteinte en 1985. En 1998, ses cendres furent transportées et enterrées sur le site de Piedras Negras, un lieu reculé aujourd’hui envahi par la nature. Elle est aussi connue pour ses remarquables reconstitutions dessinées des grands sites mayas.
Pierre Barbey – Présent
Photo de tête : Glyphes du musée d’anthropologie de Mexico.