L’assassinat d’Henri Bidault: un crime resté impuni

Nul ne saurait nier que l’expression « feuille paroissiale » a, dans le monde de la presse, une connotation péjorative. Il convient néanmoins d’être prudent avant de généraliser ; c’est la remarque que nous avons faite après avoir pris connaissance, lors d’un séjour dans le bas-Berry, d’un récent numéro du bulletin Paroisse en flamme publié par la communauté catholique de Châtillon-sur-Indre, petite ville dépendant de l’arrondissement de Châteauroux.

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La croix récemment rénovée rappelant l’assassinat d’Henri Bidault.
Qu’y apprend-on ? Que le vicaire général du diocèse de Bourges, devant de nombreux fidèles venus en procession, a béni, après leur restauration, une croix de mission – là, rien que de très classique – ainsi qu’une autre croix, celle-là dotée de la peu commune inscription : « In memoriam Henri Bidault, vice-président de La Patriote du patronage Jeanne d’Arc, assassiné le dimanche 20 février 1921 », complétée par la phrase : « Monument érigé en 1922 par ses amis du patronage. Restauré à Pâques 2016. » Une plaque qui permet enfin à la petite stèle, érigée sur le côté droit de la départementale 13b joignant Châtillon à Saint-Saturnin, de sortir de l’anonymat. Car, y compris jusqu’à aujourd’hui, on a toujours craint de « réveiller de mauvais souvenirs ».

Un féru d’histoire locale

Pour passer outre, il a fallu la volonté d’un homme, Jean-Louis Girault, connu pour sa passion concernant l’histoire locale. C’est lui que nous avons d’abord contacté afin qu’il nous ouvre sa documentation. Puis, nantis de ces solides éléments de base mais toujours aussi intrigués sur le déroulement de cette mystérieuse affaire, nous avons décidé de rouvrir l’enquête afin, peut-être, de tenter une explication…

Que s’est-il passé ce tragique dimanche ? Nous le savons en partie grâce au journal tenu par l’abbé Paulmier, alors curé doyen de Châtillon et président de La Patriote où se pratiquaient théâtre, musique, gymnastique et préparation militaire. Ce journal, précisons-le d’emblée, n’est plus consultable… car il a disparu lors d’un transfert des archives paroissiales aux archives départementales, dans les années 1990 ; fort heureusement, Jean-Louis Girault avait prudemment fait une copie du passage qui concernait la mort d’Henri Bidault.

Le drame


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La Patriote du patronage Jeanne d’Arc, photo prise en 1913. Henri Bidault, vice-président, est l’adulte en costume sombre le plus à gauche sur la photo.

Si les jeunes garçons se réunissaient au patronage le jeudi après-midi, jour de leur repos scolaire, les jeunes adultes, le plus souvent investis dans la vie professionnelle, se retrouvaient le dimanche après-midi. Retenu par ses occupations Henri Bidault, quarante et un an, mutilé de guerre et agriculteur, n’est arrivé au foyer paroissial que vers huit heures et demie du soir. Tout le monde constate qu’il est, comme à son habitude, plein d’entrain, devisant gaiement avec ses compagnons à qui il aimait faire part de ses nombreux projets. Sur le coup de dix heures, la réunion des responsables prend fin. Henri n’habite pas à Châtillon même mais à la ferme de Bellevue, distante d’un kilomètre et demi. Il ne la rejoindra jamais.

Son cadavre est retrouvé à mi-chemin par des cyclistes, peu de temps après qu’il a quitté le patronage, sur le bord de la route qu’il parcourait à pied. Rapidement prévenu, le maire de Châtillon arrive sur place en compagnie d’un médecin du cru. Les deux hommes tombent vite d’accord : en ce soir d’hiver, le malheureux a été victime, hélas ! d’un banal accident de la circulation. Seule particularité, indiquent-ils, la voiture qui l’a renversé et qui a pris la fuite était pourvue de « pneus ferrés » (ancêtre des pneus cloutés), ce qui explique les marques qui parsèment son corps. Il ne reste plus aux gendarmes qu’à recouvrir d’une bâche le corps ensanglanté.

Le parquet de Châteauroux est saisi ; aussi le lendemain, à savoir le 21 février, arrivent sur les lieux en fin de matinée et conformément à la procédure pénale : un substitut du procureur de la République, un médecin légiste et un greffier. La thèse de l’accident étant confirmée, rien ne s’oppose à la délivrance du permis d’inhumer. L’enterrement se déroule trois jours plus tard, le jeudi 24. Il n’y a pas que la tristesse qui se lit sur les visages. La tombe refermée sur le si dévoué enfant du pays, une sourde colère gagne la foule composée de tout ce qui compte de catholiques dans les vingt kilomètres à la ronde. La dispersion tarde ; de petits groupes se forment qui concluent tous sur le même mode : « On nous cache la vérité. »

Le dimanche suivant, du haut de sa chaire, l’abbé Paulmier ne s’embarrasse pas de circonlocutions ; après avoir rendu hommage au vice-président de son patronage en louant « le soldat courageux, le chrétien exemplaire, le bon Français » (La Croix de l’Indre du 5 mars 1921), d’une voix forte et nette il annonce à ses ouailles : « Henri Bidault a été assassiné. »

Les catholiques s’insurgent

Les semaines suivantes, l’agitation ne retombe pas ; elle va même croissant. Les rumeurs les plus téméraires trouvent des oreilles attentives. Le ou les assassins ne bénéficieraient-ils pas de puissantes protections pour qu’on les couvre ainsi ? Des délégations de paroissiens se rendent à la préfecture pour protester contre une décision qu’ils jugent truquée. Pour couper court à ce dangereux emballement, le préfet de l’Indre prend contact avec son homologue d’Indre-et-Loire. Il s’ensuit que le parquet de Tours mandate un substitut, un juge d’instruction et – prudence oblige – deux médecins légistes, afin d’effectuer une contre-autopsie. Une salle de l’hôpital rural de Châtillon est préparée à cette fin dans la plus grande discrétion, afin d’examiner la dépouille d’Henri Bidault. L’exhumation a lieu le 18 mars, dans la froidure du petit matin. Les gendarmes assurent la sécurité pendant que les employés municipaux ouvrent le couvercle du cercueil. Les deux hommes de loi et les deux médecins jugent inutile le transport du corps à l’hôpital tant le constat s’impose : aucun doute n’est possible, le vice-président de La Patriote est mort d’une giclée de plomb reçue en pleine tête.

Un procès-verbal est dressé, suivi d’une nouvelle et immédiate inhumation. Le crime étant incontestable, l’enquête revient à Châteauroux, c’est-à-dire que le parquet qui a commis l’étonnante erreur d’appréciation reprend la donne. La piste familiale est explorée avec insistance puis, en août 1921, le juge d’instruction clôture son information à ce sujet par une ordonnance de non-lieu. L’enquête ne prendra pourtant aucune autre direction ; elle s’arrêtera. Les catholiques de Châtillon et alentour peuvent bien être consternés, le crime restera à jamais impuni.

Cela dit, le déroulement des faits évoqués n’empêche nullement de prendre la mesure de certaines constatations. Ainsi en est-il de l’examen du corps d’Henri Bidault avant que n’intervienne le parquet de Tours. Une simple erreur d’appréciation semble difficile à croire. Si l’on ose dire, elle ne « tient pas la route ». C’est ce qu’a bien montré la contre-expertise. Comment, du reste, confondre une décharge de chevrotine reçue en pleine tête avec d’éventuelles marques produites par les pastilles de métal fixées sur des « pneus ferrés » et roulant sur un corps ou le heurtant (notons au passage que les Guides Michelin de l’époque, à la rubrique « confort » de la voiture, ne font pas état de ce type de pneus, ce qui tend à montrer qu’ils sont peu courants) ? Relevons également la rapidité avec laquelle l’enquête est définitivement close : six mois. Durant ce laps de temps, à aucun moment, sur une affaire qui met la ville en émoi, le maire n’a jugé bon d’informer le conseil municipal.

Dans le même ordre d’idée, remarquons encore l’empressement du quotidien marqué à gauche Le Journal du département de l’Indre à se faire l’écho – avec force détails – de la version officielle de l’accident (mention à la une du 23 février et article du 24 février 1921). En toute logique, on ne peut qu’en venir à s’interroger sur les motifs possibles ayant conduit à occulter l’assassinat.

Un homme d’influence

Il n’est pas inutile de connaître la personnalité du maire de Châtillon durant le déroulement de cette affaire. Il s’agit d’Henri Cosnier, une personnalité politique qui dépasse le cadre local. Le Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940) nous indique qu’il a été conseiller général et président du conseil général de l’Indre ainsi que député de ce département de 1906 à 1919, où il siège au groupe radical-socialiste ; parlementaire très actif, il devient président de la commission de l’Agriculture (poste important pour les électeurs de sa circonscription agricole). Battu aux élections législatives de 1919, il est élu sénateur de l’Indre en 1920 – il appartient au groupe Gauche démocratique dont le président, pour la période qui nous concerne, est le radical Gaston Doumergue, successeur d’Emile Combes – et, toujours aussi actif, conservera son mandat jusqu’à son décès en 1932. Autre précision : il fait partie de la Loge La Gauloise et se trouve membre de l’association fraternelle des journalistes (Saint Pastour, La Franc-maçonnerie au Parlement, Documents et témoignages, 1970). Henri Cosnier, on le voit, est ce qu’on appelle un homme d’influence.

Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit aucunement de soutenir que le sénateur-maire Cosnier a joué de ses relations pour couvrir un assassinat, mais d’essayer de comprendre le peu d’empressement mis à envisager, puis à évoquer celui-ci. La source de cette attitude semble bien provenir de l’anticléricalisme qui, malgré la période de l’Union sacrée, demeurait bien ancré chez les hommes politiques de gauche. Face au Bloc national (1919-1924), radicaux et radicaux-socialistes avaient prévu dans leur programme un retour très marqué à une laïcité militante, comportant notamment la reprise de l’expulsion des congrégations. Sur le plan local, à Châtillon, la fondation, en 1909, de La Patriote du patronage Jeanne d’Arc est la réponse des catholiques au laïcisme d’alors. Leurs rapports avec Henri Cosnier dans les années qui suivent ne sont pas des plus chaleureuses, ce qui n’est guère surprenant. En ce qui concerne le meurtre, presqu’un mois durant, la gauche anticléricale prend une position idéologique en défendant la thèse de l’accident au détriment de la recherche de la vérité. Son souci semble de faire oublier l’affaire le plus vite possible, car la victime n’appartient pas au « bon camp ». Sans compter la crainte que parler d’un tel crime ne serve la « réaction catholique ».

Quelles conclusions tirer de cette triste histoire ? Tout d’abord que le crime politique anticatholique ne peut être exclu (en 1925, deux militants marseillais de la Fédération nationale catholique seront assassinés par des communistes). Ensuite que la laïcité, en France, menace souvent d’aller de pair avec le sectarisme. Il n’est pas sûr que ces temps soient révolus. Mentionnons le témoignage d’une paroissienne de Châtillon vérifiant, à chaque fois qu’elle passe devant la stèle élevée à Henri Bidault, si celle-ci n’a pas été vandalisée…

(Photos : collection Jean-Louis Girault.)

Photo en tête : Henri Bidault (à droite), soldat durant la guerre de 14-18. Blessé à la jambe, il s’appuie sur un bâton. Renvoyé au front après guérison, il sera à nouveau touché aux jambes et en restera handicapé.

Philippe Vilgier – Présent

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