Ce livre intitulé La Grande Syrie a été écrit en collaboration avec Olivier Hanne, qui enseigne aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Il conte l’histoire de cette région depuis l’époque des premiers empires jusqu’à la guerre civile entre le régime de Bachar el-Assad et l’opposition armée et l’avènement de l’Etat islamique. Nous présentons également des textes des géographes, romanciers, explorateurs, voyageurs, archéologues qui ont arpenté la terre syrienne depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, car il s’agit à nos yeux d’un moyen privilégié d’appréhender un pays et une civilisation. Notre ouvrage s’inscrit résolument dans la perspective du « temps long » cher à Fernand Braudel.
— Qu’entend-on par l’expression « Grande Syrie » ?
— La Grande Syrie désigne une région recouvrant la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine, et que les géographes arabes appelaient le Shâm. Au XXe siècle, ce terme a été repris par les nationalistes syriens. Le terme a donc pris une surcharge idéologique au fil du temps qu’il n’avait pas à l’origine. Inutile de préciser que nous ne souscrivons nullement à cette vision politique mais nous pensons que cet espace, malgré d’inévitables différences régionales, a une véritable unité.
— Quelles sont les causes profondes de la guerre civile en Syrie ?
— La guerre syrienne s’est inscrite dans la dynamique des « printemps arabes »qui a vu la contestation des régimes en place, victimes de leur usure et de leurs échecs économiques. On peut recenser les spécificités syriennes : contestation du pouvoir des Alaouites (branche dissidente du Chî’sme iranien), difficultés économiques et sociales (sécheresse, chômage), mais également l’hostilité des sunnites extrémistes aux chrétiens auxquels le régime avait fait une place.
— Comment expliquer la résistance du pouvoir de Bachar el-Assad ?
— Outre le soutien de l’armée dont les Alaouites constituent la colonne vertébrale, Assad a pu compter sur l’appui des minorités druses et chrétiennes et de la bourgeoisie sunnite damascène à l’intérieur, de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah à l’extérieur. A cela s’ajoute un nationalisme syrien dont il ne faut pas sous-estimer l’importance. Mais le pouvoir de Damas dépend désormais totalement du bon vouloir de ses alliés.
— Quelle est la politique française à l’égard de la Syrie ?
— Elle était fondée au Moyen-Orient sur un soutien aux régimes en place, même peu démocratiques, et sur un appui aux minorités, relais traditionnels de l’influence française Cette politique a été progressivement abandonnée au profit d’une diplomatie proche des Etats-Unis et basée sur la morale. Elle consistait à renverser les dictateurs et à démocratiser le Moyen-Orient. Or, les minorités ne veulent pas la démocratie, car celle-ci donne systématiquement le pouvoir à une majorité sunnite qui les opprime : sous l’apparence d’une lutte de partis, on vote toujours pour son groupe confessionnel ou ethnique. Le parti Baas avait l’avantage de préserver les libertés de chaque minorité dans la cadre d’une dictature pluriconfessionnelle. L’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée annonce une inflexion vers plus de Realpolitik, l’évolution de la situation sur le terrain finissant par s’imposer face aux postures idéologiques.
— Pourquoi la Russie s’est-elle engagée en Syrie ?
— La Russie cherche à accroître son influence sur le monde arabe en s’appuyant, comme elle le fait traditionnellement, sur les minorités, et particulièrement la minorité chrétienne orthodoxe. Elle souhaite aussi préserver sa base navale située en Syrie, Tartous – anciennement Tortose, cité des Croisés, qui lui garantit un accès à la Méditerranée. Son soutien au général Haftar en Cyrénaïque obéit à la même logique. Plus largement, elle cherche à défendre indirectement son propre territoire : après avoir mené deux guerres contre les islamistes tchétchènes, elle sait qu’une part de ces derniers sont des recrues de l’Etat islamique. Elle défend donc son territoire sur un terrain d’intervention extérieur. Depuis la conférence d’Astana, la Russie est maîtresse du jeu au Moyen-Orient et se présente en faiseuse de paix.
— Quel est le jeu de la Turquie ?
— Erdogan, qui est islamiste, a joué visiblement la carte de la chute de Bachar El-Assad. Sa politique visait à reconstituer une forme de califat turc néo-ottoman – ou du moins une hégémonie de la Turquie sur le monde sunnite. Il lui fallait pour cela que les sunnites soient les maîtres en Syrie. Mais il n’a pas semblé comprendre que déstabiliser ainsi la Syrie avait des répercussions négatives sur la Turquie : il a réactivé le vieux conflit turco-syrien au sujet du sandjak d’Alexandrette, ce territoire sous mandat français que la France avait cédé à la Turquie en 1939 en échange de sa neutralité pendant la guerre. Mais il a réveillé surtout le peuple kurde, dont le territoire avait été partagé essentiellement entre la Turquie, la Syrie et l’Irak. Aussi Erdogan a-t-il fait semblant de combattre Daesh, qu’il a soutenu directement – pour mieux frapper les Kurdes. La lutte à mort qu’il a entamée contre ses anciens alliés de la confrérie Gûlen l’a amené à faire des concessions à la Russie pour se concentrer sur la consolidation de son pouvoir à l’intérieur.
— Risque-t-on une conflagration générale ?
— Deux blocs régionaux s’affrontent : le « croissant chî’ite » (formé par l’Iran, les chî’ites d’Irak, le régime syrien et le Hezbollah) et le monde sunnite qui réunit la Turquie, l’Arabie saoudite, et l’EI. Cette configuration n’aboutira pas à une conflagration dans l’immédiat : les Etats-Unis et la Russie sont entrés dans un partenariat stratégique forcé et mènent d’abord à une guerre par procuration, qui risque surtout de durer très longtemps.
— Qu’en est-il de l’Etat islamique ?
— L’Etat islamique est un enfant monstrueux de la guerre d’Irak. Il est né de la destruction du régime irakien. D’abord appelé Etat islamique de l’Irak et du Levant, il est devenu Etat islamique et s’est étendu sur un territoire désertique à cheval sur l’Irak et la Syrie. Il s’est appuyé sur une économie prédatrice : exploitation des puits de pétrole, les taxes sur la population, la contrebande d’objets antiques, le commerce du coton, etc. Mais si l’Etat islamique a su capter le ressentiment anti-chî’ite des populations, il faut comprendre que la plupart de ses combattants sont des étrangers issus des banlieues occidentales ou d’autres pays, détestés par la population locale qui leur reproche leur barbarie excessive. La chute de Raqqa marque le début de l’agonie de l’Etat islamique mais, tel un cancer, il risque de métastaser vers d’autres régions du monde en conflit. Mais il ne faut pas donner aux Sunnites syriens et Irakiens le sentiment qu’ils sont les grands vaincus de la guerre, au risque de semer les graines de conflits futurs.
— Comment voyez-vous l’avenir de la Syrie ?
— Le régime de Damas a incontestablement gagné le pari de sa survie et est entré dans une dynamique de reconquête territoriale. Mais demeure la question kurde, même si on peut penser que les Etats de la région ne permettront jamais la naissance d’un Etat kurde indépendant qui déstabiliserait toute la région du Moyen-Orient et signifierait leur démembrement. Verra-on la renaissance d’une Syrie unitaire ou son partage en zones d’influence entre les grandes puissances ? L’avenir seul le dira…
Propos recueillis par François Franc
- Pierre- Emmanuel Barral et Olivier Hanne, La Grande Syrie, Des premiers empires aux révoltes arabes, Editions du Grenadier/ Bernard Giovanangeli éditeur, 2016, 384 pages.15 euros.