Retour des Indes plus de trente ans après un premier séjour. Des choses ont changé, en bien et en mal, comme pour toute chose ; mais je ne retiendrai ici que l’aspect politique.
Il y a encore trente ans, ce pays connaissait un fragile équilibre, dominé par le parti de l’indépendance et sa dynastie issue de Nehru ; notamment sa fille Indira Gandhi – usant d’un homonyme matrimonial sans lien avec le Mahatma, mais bien commode pour la communication de masse.
À son indépendance – acquise en 1947 -, l’Union indienne a adopté un profil impérial, entendant prendre purement et simplement la succession des Anglais. Il faut dire que cette immense péninsule – grande comme l’Europe sans la Russie – a été à plusieurs reprises unifiée par des empires : maurya, moghol, et Raj britannique, avant que n’en hérite l’Union indienne qui, si cela lui avait été possible, aurait empêché la sécession du Pakistan occidental et oriental où l’immense majorité est musulmane. Elle n’a pas réussi à maintenir cette unité mais a conservé son tropisme impérial, favorisé par la possibilité d’utiliser une langue commune, l’anglais, héritée de deux siècles de domination britannique et surmontant la diversité des 234 langues locales, dominées toutefois par le hindi parlé par 4O % de la population.
Dès la fin du Raj britannique, l’Union indienne a refusé que se tienne au Cachemire un référendum qui aurait permis à sa population musulmane de choisir entre elle et le Pakistan : il en est résulté plusieurs guerres avec son voisin musulman, dont elle est toujours sortie victorieuse. En même temps, elle a fait pression sur la France empêtrée dans sa guerre d’Indochine, jusqu’à ce que le ministre des affaires étrangères français, Georges Bidault, invoquant « le mouvement général des choses », n’entérine le principe de la cession de nos comptoirs témoins de la présence française au XVIIIe siècle. En 1961, Nehru envahit militairement l’Inde portugaise, vieille de 450 ans, puis y organise une submersion démographique et religieuse destinée à effacer progressivement l’identité goanaise. La mode était alors aux décolonisations européennes, personne n’imaginait qu’il puisse s’agir plutôt de la substitution d’un impérialisme à un autre.
En 1971, l’Union indienne a fait la guerre au Pakistan occidental pour lui imposer la sécession du Pakistan oriental, devenu Bangladesh. En 1975, elle a annexé le royaume himalayen du Sikkim. Enfin, à l’aube du XXIe siècle, une « vague safran » a porté l’extrémisme hindou au pouvoir, tout en consacrant aussi la domination des Indiens du Nord sur ceux du Sud : le hindi est considéré comme la langue officielle, tandis que la pratique de l’anglais devient minoritaire dans la population, ce qui prive l’ensemble de sa seule langue commune possible.
La tension n’est pas toujours palpable, mais l’extrémisme hindou – multipliant, par exemple, les journées sans consommation d’alcool, voire l’interdisant carrément dans le Gujarat, État dont est originaire le Premier ministre Modi – provoque chez le visiteur un malaise diffus.
Il faut ajouter que cet extrémisme se heurte à l’islam qui, en ce moment, menace d’embraser le monde, de sorte que la haine indo-pakistanaise est à son comble tandis que les deux pays se sont dotés – illégalement – de l’arme nucléaire.
Mais en dehors de cette tension interreligieuse dont les conséquences peuvent être négatives à court terme, on peut prévoir à long terme des tensions internes non plus seulement spécifiquement religieuses, mais nationales : le destin des empires est de s’effondrer un jour ou l’autre, et celui que constitue l’Union indienne depuis 1947 connaîtra le même sort.
Yves-Marie Adeline – boulevard Voltaire