Publié en 1985, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, est le recueil de cas cliniques improbables qui a conféré à Oliver Sacks son statut de neurologue mondialement connu, y compris du grand public. Ouvrage de vulgarisation, le best-seller invite à une rencontre avec des patients. Leur point commun ? Des lésions cérébrales dont la traduction comportementale est parfois à peine croyable et donne l’impression de naviguer dans un recueil de contes fantastiques. Et pourtant, tout est bien réel. Les récits mettent ainsi en lumière les difficultés rencontrées par les neurologues face à des cas qui illustrent l’infinie complexité du cerveau humain.
1 Le plus célèbre : “L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau”
L’histoire du docteur P. est celle qui a donné son nom à l’ouvrage. Celui-ci est atteint d’une agnosie visuelle lui ayant fait perdre tout sens du “concret”. Si ce brillant professeur de musique est tout à fait apte à reconnaître des formes abstraites comme un cube, un dodécaèdre (12 faces) ou un icosaèdre (20 faces), il s’avère en revanche incapable d’appréhender les visages, y compris ceux qui lui sont le plus proche. Oliver Sacks écrit : “Non seulement le docteur P., progressivement, ne distinguait plus les visages, mais il voyait des visages là où il n’y en avait pas. Aucun problème de vision mais un trouble des zones visuelles du cerveau.” Placé devant des photos de ses proches, le docteur P. s’avère incapable d’en reconnaître un seul. “Il abordait ces visages – même ceux de ses proches ou d’être chers – comme s’il s’agissait de puzzles ou de tests abstraits (…). Un visage n’était pour lui qu’un ensemble de traits, un ‘ça’; aucun n’avait pour lui la familiarité d’un ‘tu’.” Le musicien passionné “reconnaissait les autres à leurs gestes qu’il appelait ‘leur musique corporelle'”. À l’issue d’un rendez-vous avec Oliver Sacks, l’homme s’apprête à repartir : “Il leva la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever pour se la mettre sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un chapeau !”
2 Le plus personnel : “Dans la peau du chien”
Usager de drogues comme la cocaïne ou les amphétamines, un étudiant en médecine de 22 ans va développer du jour au lendemain un sens de l’odorat qui va transformer radicalement sa façon de percevoir le monde qui l’entoure. “J’ai rêvé que j’étais un chien – c’était un rêve olfactif – et je me suis réveillé dans un monde infiniment odorant – un monde où toutes les autres sensations, si accentuées qu’elles puissent être, restaient pâles comparées à l’odeur.” À tel point qu’il devient capable de reconnaître ses amis en les reniflant : “Chacun d’entre eux avait sa propre physionomie olfactive, beaucoup plus forte et évocatrice que n’importe quelle physionomie visuelle.” Une transformation qui s’inversera au bout de trois semaines, non sans avoir profondément modifier sa vision du monde : “Plutôt intellectuel et enclin à la réflexion et l’abstraction, il trouvait désormais la pensée, l’abstraction et la catégorisation difficiles et irréelles par rapport à l’irrésistible immédiateté de chaque expérience”. Car lorsque ses sens redevinrent “normaux”, “il retrouva son ancien monde, avec ses impressions sensorielles éteintes, retomba dans la morne abstraction”. Cette prépondérance temporaire du sens de l’odorat est attribuée à la consommation d’amphétamines. Un cas bien particulier puisque Oliver Sacks avouera plus tard être le protagoniste de ce récit.
3 Le plus effrayant : “L’homme qui tombait de son lit”
Un homme venu passer des examens pour ce que des neurologues avaient qualifié de “jambe paresseuse” va connaître une expérience qu’on imagine effrayante. “Quand il s’était réveillé, tout allait encore bien, jusqu’à ce qu’il bouge dans son lit. Il avait alors trouvé ‘la jambe de quelqu’un’ dans son lit – une jambe humaine coupée, une chose horrible !” Cherchant à s’en débarrasser, il la jette au bas du lit… et se retrouve lui aussi par terre. Incrédule, le patient croit à une blague ourdie par d’espiègles infirmières. Impossible pour lui d’admettre que ce corps “étranger” puisse être le prolongement de son corps. À tel point qu’il va se saisir de sa jambe pour, “avec une violence extraordinaire (…) l’arracher de son corps”. Tentant de raisonner le patient, Oliver Sacks l’interroge : “Si cette chose n’est pas votre jambe gauche (…), alors où est passée votre jambe gauche ?” Et le patient de répondre, terrifié, “Je n’en ai pas la moindre idée. Elle a disparu. Elle est partie. Il faut la retrouver…”
En tout, ce sont 24 cas cliniques qui sont ainsi racontés sur un ton très accessible. Des textes qui, plus encore qu’un simple ouvrage de neurologie, explorent des personnalités atypiques façonnées par les caprices (ou lésions) de leur cerveau.
L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks
Traduit de l’anglais par Edith de La Héronnière
Points Essais (Seuil)
320 pages, 8,80 €