Qui était vraiment Anne Louise dite Germaine de Staël ?

— Ghislain de Diesbach, on célèbre le bicentenaire de la mort le 14 juillet 1817 d’Anne Louise dite Germaine de Staël, née en 1766 et que vous aviez fait revivre en 1983 dans une biographie passionnante tout récemment rééditée chez Perrin (1) et retenue pour le Livre du mois.

Si vous l’aviez écrite aujourd’hui, l’éclairage aurait-il été le même ? Car à la lumière des dernières décennies, marquées par une explosion du nomadisme et du cosmopolitisme, l’exaspération du féminisme, l’exaltation des Lumières et des « valeurs républicaines », on a l’impression que la fille de l’austère financier Necker est extraordinairement moderne.

— J’aurais écrit exactement la même chose mais il est vrai qu’en maints domaines, Germaine de Staël a été un précurseur. Toutefois, elle aurait été affolée par la « vulgarisation » de ces valeurs. Elle était en réalité très élitiste et voir ses conceptions et ses modes de vie adoptés par le vulgum pecus lui aurait fortement déplu. Elle était très snob, avec une grande conscience de classe.

— Quelle a été son influence sur ses contemporains, voire sur les milieux populaires, et peut-on la qualifier de « mère de l’Europe » ?

— C’était une maîtresse d’école extraordinaire qui a exercé une profonde influence sur les élites de son temps, pas du tout sur les masses populaires. Pourtant, elle a conquis l’Europe comme Napoléon l’a conquise, tous deux étant très despotiques. Mais quant à en faire la mère de l’Europe, ce serait d’une Europe très sélective car elle méprisait tout ce qui n’était pas anglais, germanique et français. C’était avant tout une femme du Nord voulant imposer le libéralisme « par la persuasion et au besoin par la force ». Et tout cela avec le tempérament d’une virago italienne !

— On sent dans votre livre, si riche en anecdotes et en portraits, un mélange de sympathie et d’exaspération devant ce personnage hors normes dont vous soulignez « la rigueur intellectuelle » et « le génie orphique de la parole ». Quel sentiment l’emporte ?

— En écrivant mon Necker (2), je me suis aperçu que le personnage intéressant de la famille était la fille. La baronne de Staël est exaspérante mais extraordinairement vivante, très à cheval sur les affaires d’argent mais très généreuse, notamment avec les émigrés. Très sûre d’elle (« Ce que je ne comprends pas n’existe pas ») et indifférente au ridicule auquel l’exposent ses mises, ses attitudes et ses amours. Très intellectuelle mais exempte de pédantisme. Voulant à tout prix être aimée mais envahissante, et volontiers autocratique. A côté du gouvernement, elle ne conçoit pas de Chambre des députés, son propre salon devant en faire office ! C’est un tourbillon mais aussi un « Napoléon en jupons ». C’est pour cela qu’elle aimantait et repoussait à la fois et qu’elle et Bonaparte – auquel elle vouait un « amour rentré » – n’ont jamais pu s’entendre. « J’ai quatre ennemis, la Prusse, la Russie, l’Angleterre et Madame de Staël », disait l’empereur, qui la condamna à « dix années d’exil », de l’Angleterre à la Russie.

— Germaine a été un infatigable traqueur de génies de Gibbon à Goethe ainsi qu’un étonnant éveilleur d’esprits. Mais dans ce « travail », quelle est la part de l’affectivité, et la part de pure recherche intellectuelle ?

— Elle a une avidité cannibale de connaissances, un côté anthropophage des esprits. Elle avait besoin de gens plus âgés pour apprendre de leur expérience et former à son tour de beaux jeunes gens, besoin de se mettre au niveau des grands esprits et de mettre les autres à son niveau. Elle a joué un grand rôle dans la formation de Benjamin Constant.

— A l’étranger, par exemple à Weimar où on vient la voir comme « une bête de foire », écrivez-vous, la fille de Necker était considérée comme française mais à Paris comme genevoise ; elle est calviniste et son premier mari, le baron de Staël, ambassadeur de Suède, est luthérien. En quoi cela joue-t-il sur sa vision de la politique et de l’humanité, et quelle est sa position vis-à-vis du « papisme » dont sa mère, fille de pasteur, se méfiait tant, et dont elle-même étrille souvent le clergé, dans ses relations sur l’Italie notamment ?

— Elle était foncièrement protestante, bien que fort peu calviniste par ses mœurs, et l’empreinte protestante est passée par sa fille Albertine chez les Broglie. Mais cela demande à être nuancé : elle prône le protestantisme pour les hautes classes et le catholicisme pour les basses. Sa religion est d’abord politique. D’une grande générosité comme je l’ai dit, elle pratiquait aussi l’oubli des injures : en cela elle était chrétienne.

— La décrivant comme « hommasse », vous rappelez le mot de Constant (« Si elle avait su se gouverner, elle aurait gouverné le monde. ») Mais à suivre ses liaisons avec Narbonne, Prosper de Barante et bien sûr Benjamin Constant, on retire l’impression que cette intelligence supérieure est aussi « féminine, trop féminine » pour paraphraser Nietzsche. Attribuez-vous le refus presque pathologique des ruptures à la sensibilité exacerbée qui a paradoxalement accompagné les Lumières ou au fait qu’en espérant conserver indéfiniment ses jeunes « maris in partibus », cette « colombe de proie » tentait de retenir une jeunesse enfuie ?

— Mme de Staël est fille du XVIIIe siècle avec tous les travers de l’époque. Sans doute pensait-elle aussi que si on a un amant de 30 ans, on a 30 ans aussi… Mais elle n’était pas féminine pour un sou. Si elle arborait volontiers un turban, c’est parce qu’elle ne voulait pas perdre de temps à se coiffer. En fait, elle a vécu dans une perpétuelle ignorance d’elle-même et cherché à assumer tous les rôles à la fois (amante passionnée et préceptrice enragée, faible femme toujours trahie et gouverneur des esprits), ce qui est toujours difficile. Reste que tous ses partenaires ont conservé précieusement ses lettres, et pas seulement parce qu’elle avait un remarquable talent épistolaire. Autre point : malgré ses égarements, ses enfants avaient pour elle une sincère admiration et le plus profond respect. Jusqu’à, en ce qui concerne son fils Auguste, menacer Benjamin Constant de le passer au fil de l’épée s’il ne rendait pas ses devoirs à Mme de Staël !

— De celle-ci ou de Constant, lequel était le plus avisé sur le plan politique ?

— La plus politique est évidemment la baronne, qui a sacrifié sa vie à ses idées – en faisant d’ailleurs souvent preuve d’une audace confinant à l’imprudence – tandis que, assez déplaisante girouette, Benjamin a sacrifié ses idées politiques à sa carrière.

— Resta-t-elle aussi célèbre après sa mort ?

— « Il serait temps qu’on fasse le silence sur cette femme », estimera le duc de Blacas, ancien « ministre favori » de Louis XVIII et, sous Charles X, créateur du « musée égyptien » au Louvre. De fait, l’on parlera fort peu d’elle à mesure qu’avancera le XIXe siècle, surtout parce qu’on lui reprochera d’avoir éveillé les nationalismes allemand et italien.

— Quels sont, selon vous, les livres de Mme de Staël qui demeurent ?

— Ses romans, Corinne ou Delphine, sont difficilement lisibles aujourd’hui. Mieux vaut la mémorialiste. Et aussi l’essayiste, l’un des plus intelligents de son temps. De la littérature ou les Circonstances actuelles (où elle écrit : « Le rêve de tout Français est d’être pensionné par l’Etat ») méritent d’être lus, de même que Dix années d’exil. « On ne peut vivre ni avec moi ni sans moi », avouait-elle. C’est vrai. Après avoir terminé les biographies de Proust et de Chateaubriand (3), j’ai dit « ouf ! ». Quand j’en ai fini avec Mme de Staël, j’étais désolé de la quitter.

Propos recueillis par Camille Galic

(1) Madame de Staël, 652 pages avec index et bibliographie, 26 euros. Perrin 2017

(2) Réédité en juin en poche Tempus/Perrin, 570 pages, 11 euros

(3) Toutes deux à la Librairie académique Perrin

Camille Galic -Présent

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