Tribune Libre de Steve Hanke*
Comment se fait-il que, depuis la Grande Récession de 2009/2010, les économies occidentales – sauf l’Allemagne – n’arrivent pas à renouer avec la croissance ? Pour avoir la réponse, regardez du côté de la masse monétaire. “It’s the economy, stupid !” (“C’est l’économie, idiot !”) Tel était pendant la campagne de 1992 le slogan de l’ancien Président Clinton. Il le répéta à satiété, et il gagna les élections. Aujourd’hui, s’ils étaient vraiment intelligents, “It’s the money supply, stupid !” (« C’est l’offre de monnaie, idiot ! ») que devraient dire les hommes politiques et les économistes.
Point n’est besoin d’être un grand économiste formé à tous les mystères de la monnaie pour admettre que “Money Matters“‘(« la monnaie, c’est important ! »). Mais on ne le croirait pas à voir le déluge d’articles polémiques qui s’écrivent quotidiennement pour discuter si la relance par la dépense budgétaire est ou non, aujourd’hui, la meilleure solution pour remédier à la stagnation actuelle de nos économies. La plupart des docteurs qui se penchent à leurs chevets se trompent de diagnostic car ils négligent le plus souvent de prendre tout simplement le pouls monétaire de leurs patients. Tout se passe comme si les médecins ignoraient l’étroite relation qui existe entre le rythme de croissance de la masse monétaire et l’état de la conjoncture.
Cela n’a pas toujours été le cas. Lorsque Paul Volcker, à la fin de l’été 1979, prît les commandes de la FED, l’état de santé de l’économie américaine n’était pas brillant. De fait, l’année 1979 s’est terminée avec un taux d’inflation à deux chiffres : 13,3 %.
Paul Volcker avait compris l’importance des questions monétaires, et il ne lui a pas fallu longtemps pour réagir. Le samedi 6 octobre 1979 il surprit le monde entier par une déclaration à laquelle personne ne s’attendait. Il annonça qu’il allait inscrire les chiffres de la croissance monétaire au tableau de bord de la banque centrale. A ses yeux, il ne faisait aucun doute que, pour que l’économie US retrouve sa pleine santé, il lui fallait d’abord en extirper l’inflation; et que pour cela il fallait mettre tous les freins à la croissance de la masse monétaire.
Mission réussie. En 1982, le taux annuel d’inflation est tombé à 3,8 % – un véritable exploit. La difficulté fut cependant qu’en arrêtant l’inflation Volcker a déclenché d’abord une récession relativement courte (moins d’une année) qui démarra en juin 1980; puis une seconde, plus sévère, qui succéda peu de temps après à la première, et se termina en novembre 1982.
Le problème de Volcker était que le compteur installé sur son tableau de bord était défectueux. Chaque mesure de la masse monétaire (M1, M2, M3) faisait l’objet d’un indicateur séparé, et chacune était calculée à partir d’une simple addition de ses éléments constitutifs. Dans les calculs, chacun de ces éléments était affecté du même poids, ce qui impliquait que tous présentaient le même degré de “liquidité” (c’est-à-dire le même niveau d’utilité dans toutes les transactions où de l’argent est échangé entre un acheteur et un vendeur).
La FED pensait que son taux d’intérêt à deux chiffres lui permettait d’appuyer sur les freins de la croissance monétaire en y appliquant exactement le niveau de pression nécessaire pour obtenir le résultat recherché. En fait, si la croissance monétaire avait été mesurée en utilisant la technique des indices Divisia (inventée en 1926 par le français François Divisia), Paul Volcker se serait aperçu qu’en réalité la FED n’avait cessé d’appuyer sur le frein depuis1978 jusqu’au début 1982. Pendant toute cette période la banque centrale US a imposé une politique monétaire en réalité beaucoup plus restrictive qu’elle ne le pensait, comme le montre le graphique ci-dessous.
Pourquoi cette technique de calcul donnerait-elle une meilleure mesure de la croissance de la masse monétaire, et pourquoi ses résultats sont-ils si différents du M2 traditionnellement utilisé par la FED ?
La notion de monnaie s’applique en réalité à des types d’actifs financiers très divers qui sont utilisés comme instruments de transaction ou comme réserve de valeur. La monnaie créée par la banque centrale (qui comprend les billets de banque, les pièces de monnaie et les dépôts des banques auprès de l’autorité monétaire) représente la monnaie de base qui sous-tend l’économie. Cette base monétaire est constituée des types d’actifs financiers les plus liquides, ceux auxquels on applique le terme de “monnaie”. Il s’agit d’instruments immédiatement disponibles pour des transactions où biens et services sont échangés contre de la “monnaie”.
Outre ces actifs qui constituent la monnaie de base, il existe d’autres actifs dont le degré de “liquidité” est variable – une caractéristique qui se mesure en fonction de la facilité plus ou moins grande avec laquelle on peut les échanger contre de la monnaie, et donc du coût d’opportunité qu’un tel échange implique. Ces autres actifs ne sont, à des degrés divers, que des “substituts” de monnaie. Voilà la raison pour laquelle on ne peut pas donner à tous le même poids lorsqu’on les ajoute les uns aux autres pour calculer la valeur de la masse monétaire au sens large. Ceux qui se présentent comme des substituts les plus proches de la monnaie de base doivent être affectés d’un poids plus élevé que ceux dont le degré de liquidité est beaucoup plus faible.
Revenons maintenant à l’énorme écart qui sépare la valeur de M2 telle qu’observée par Paul Volcker en faisant la simple somme des composants de la masse monétaire, de celle que lui aurait révélé l’utilisation d’un indice M2 calculé selon la méthode Divisia. Lorsque la FED faisait monter son taux d’intérêt sur les fonds fédéraux, cela renchérissait le coût d’opportunité de la détention d’encaisses liquides. En conséquence de quoi il devenait relativement plus intéressant de déposer cet argent dans des fonds monétaires ou de le convertir en dépôts à terme, placements moins liquides, et donc affectés d’un moindre poids lorsqu’on utilise des indices de mesure Divisia. La hausse des taux incitait donc les gens à réduire leurs encaisses que ce soit en espèces ou dans leurs comptes à vue. Et plus les taux montaient, plus l’écart entre le simple indice M2 traditionnel et la mesure Divisia de M2 augmentait.
Lorsqu’ils sont disponibles, les indices Divisia représentent la meilleure mesure possible de la masse monétaire. Mais combien de classes d’actifs financiers possédant tous un certain degré de liquidité faut-il additionner pour calculer la “véritable” masse monétaire ? Il est sans doute vrai que “plus il y en a, mieux cela vaut”. Quand on parle de monnaie, la mesure la plus large est “la meilleure”. Aux Etats-Unis nous avons la chance de disposer d’une mesure “Divisia M4” de la masse monétaire, calculée par le Center for Financial Stability de New York. Le graphique sous forme de camembert qui suit montre que la monnaie directement produite par la FED (M0) ne représente que 15% de la masse monétaire au sens large calculée à partir de l’indice Divisia M4. Ce qui signifie qu’en définitive 85 % de toute la monnaie circulant aux USA sont fabriqués non par la banque centrale mais par le secteur bancaire lui-même.
Depuis la faillite de Lehman Brothers, au mois d’août 2008, la quantité de monnaie de base d’origine publique a été multiplié par plus que trois, alors que celle de monnaie de base produite par le secteur privé a diminué de 12,5 %, ce qui a entrainé une réduction de presque 2 % de la base monétaire globale (M4). Résultat : la part de la FED dans la création de monnaie est passée de 5 % en août 2008 à 15 % aujourd’hui.
Cette évolution troublante de la création monétaire aux Etats-Unis explique à la fois pourquoi nous avons eu une bulle, et pourquoi le pays s’enfonce (au mieux) dans une phase de croissance ralentie (voir le graphique). Si le tableau de bord de Ben Bernanke comportait un cadran monétaire – affichant n’importe quelle définition de la monnaie – ses yeux s’ouvriraient : Money matters !.
Il est clair qu’alors qu’on assistait à une explosion de monnaie centrale créée par la FED, la part de la monnaie de base d’origine privée, elle, a implosé. Le résultat est un volume global de monnaie au sens large (broad money) qui est très en dessous de ce qu’il aurait été si la création monétaire totale avait continué à son rythme moyen de longue période. Le réglage de la politique monétaire depuis la crise s’est accompagné d’une ouverture complète des robinets de la création monétaire publique, et un resserrement significatif de ceux de la création privée. Sachant que la part du secteur privé dans la masse monétaire au sens large représente cinq fois et demi la part du secteur public, le résultat a été qu’on a assisté depuis l’effondrement de Lehman Brothers à une diminution nette de la masse monétaire. Ce qui signifie qu’au total, depuis cette époque, les Etats-Unis mènent une politique monétaire “restrictive”, et non pas expansionniste. C’est une nouvelle fort fâcheuse, puisque nous savons que les effets de la politique monétaire l’emportent toujours sur ceux de la politique budgétaire.
Cette politique complètement aberrante a stoppé net l’activité des banques et du secteur bancaire parallèle (shadow banking) qui sont les moteurs premiers de la création monétaire privée. Elle a réussi ce fait d’armes via le flux continu de nouvelles régulations bancaires et financières déclenchées par le Dodd-Frank Act, par la mise en place (déjà réalisée et à venir) de tous les dispositifs prévus au titre des accords Bâle III, mais aussi par l’incertitude que nourrit l’attitude de Washington quant à ce que le gouvernement va faire ensuite. Tout ceci a provoqué un formidable phénomène de resserrement du crédit (credit crunch) et de “répression financière”. Il ne faut pas s’étonner si nous avons du mal à sortir de ce cauchemar.
Sauf pour ce qui concerne l’Allemagne (où la situation semble nettement plus saine – voir les deux graphiques qui suivent, où figure l’évolution de M3), il en va de même en Europe. La masse monétaire allemande est la seule à croitre à un rythme supérieur à son trend de long terme. Cette particularité tient en grande partie au fait que l’Allemagne profite de l’exode massif des capitaux qui fuient la Grèce et l’Espagne. Ce qui pompe la monnaie créée vers l’Allemagne. Il ne faut donc pas s’étonner que l’Allemagne offre une image de relative prospérité comparé au reste de l’Europe. Ce n’est pas non plus une surprise que le Royaume-Uni ait, lui, pris le chemin d’une récession en W.
Ceci nous ramène à l’Allemagne et à l’impasse dans laquelle s’enferre l’eurosystème. Ceux qui sont malades exigent que l’Allemagne, le pays le plus riche et en pleine santé, vole à leur secours. En termes comptables, on dirait qu’ils recherchent la garantie d’une contrepartie. C’est le type d’entrée comptable que l’on fait figurer au passif quand on cherche à refiler le remboursement d’une dette sur une tierce partie – en l’occurrence l’Allemagne.
Ceci a évidemment pour effet de susciter la colère des Allemands car d’énormes sommes d’argent sont en jeu. Le risque global auquel sont aujourd’hui exposés les contribuables d’outre-Rhin du fait des pays malades de l’eurozone représente au moins un quart du PNB allemand, et il continue d’augmenter. Devant une addition d’une telle importance, il ne faut pas s’étonner qu’Angela Merkel ait réagi, et déclaré, ce qui est évident, “que la force de l’Allemagne n’est pas assurée de durer pour toujours”.
Que peut-on faire ? Pour commencer il conviendrait de freiner, voire même d’annuler complètement la mise en place de tout ce qui est excessif dans les nouvelles réglementations bancaires. Rien ne serait plus approprié, alors que nous sommes au beau milieu de la pire crise économique que le monde ait connu depuis la Grande Dépression. Au premier rang figurent toutes les dispositions de Bâle III qui, d’une manière particulièrement sévère, concernent le ratio de couverture des actifs par les capitaux ainsi que la ratio de liquidité à court terme. Un tel retour en arrière allègerait l’intensité de la répression financière, et permettrait de nouveau d’augmenter la part du système bancaire privé dans la création de nouvelle monnaie. Puisque ce qui empêche la croissance de la masse monétaire au sens large tient précisément à la mise en place de nouvelles réglementations excessivement sévères et programmées à contre temps, c’est très précisément ce qu’un bon docteur ordonnerait. Souvenez-vous en : “It’s Money Supply, stupid !“.
*Steve Hanke est professeur d’économie appliquée à l’Université Johns Hopkins de Baltimore et Senior Fellow au Cato Institute de Washington.
> Cet article est publié en partenariat avec l’Institut Turgot.