♦ L’expression Les gens d’autrefois, titre du livre de Sofia Tchouikina historienne russe, fleure bon ce que nous avons tant aimé puis perdu définitivement aujourd’hui dans cette époque devenue folle : le rapport intime à la terre, à la beauté, à la joie simple, au vrai, au fiable, au miracle de la vie, à la valeur supérieure de l’esprit sur la matière, à la transmission de valeurs et d’identités séculaires.
Pour l’auteur, il s’agit de parler d’un temps disparu, trois décennies, de la Révolution d’octobre 1917 à la seconde guerre mondiale, et de décrire avec minutie la vie ordinaire de la « noblesse russe dans la société soviétique » qui dut continuer d’exister dans un contexte violent où le pouvoir décida, à la manière des révolutionnaires français, d’éradiquer méthodiquement cette race blanche et religieuse, obstacle à son projet de société prolétarienne égalitariste. Le récit basé sur des témoignages, des histoires singulières nous plonge dans une période à la fois proche et lointaine, dans la banalité du quotidien de ces byvchie, ces « gens d’autrefois », ces anciennes élites, leurs formes de survie, d’accommodement et d’intégration au sein d’un système politico-social qui n’en voulait pas. L’ampleur, la durée de la répression et de la discrimination exercées à leur encontre sont sans équivalent en Europe au XXe siècle.
En 1917, la noblesse russe avait la haute main sur tous les corps d’Etat
90% des plus hauts fonctionnaires et des ministres ainsi que 97% des gouverneurs de provinces étaient issus de ses rangs. La chute n’en fut que plus brutale au lendemain de la prise de pouvoir par les bolcheviks. Notre historienne ne s’attarde pas sur la minorité qui s’engagea dans la résistance en rejoignant l’Armée blanche ou des groupes tels que « pour la patrie », « l’ordre des Romanov », « la croix blanche », « le centre tactique », ni sur celle qui émigra. Elle pose surtout son regard bienveillant sur ces aristocrates qui firent le choix de rester, par amour de la terre, des racines, de la langue ou par obligation, faute de moyens matériels ou « par apathie ». S’il fallait dissimuler ses origines sociales, ce que l’absence de particules dans les noms russes facilitait, pour engager des études supérieures ou trouver un poste, le « Grand Tournant » en 1920 puis la « Grande Terreur » (en 1937-1938) constituèrent des répressions staliniennes d’une radicalité inouïe durant lesquelles la collectivisation forcée de l’agriculture, la suppression du secteur privé, l’industrialisation accélérée, l’expropriation des biens de l’Eglise ajoutées aux crimes de masse décimèrent un nombre incalculable des membres de l’Ancien Régime. Après 1917, il n’était d’ailleurs pas rare en France de croiser « Un russe blanc transformé en serviteur élégant, un prince chauffeur de taxi parisien, une vielle duchesse vivant chichement dans une chambre de bonne mais portant fièrement ses bijoux pour se rendre à l’Eglise de la rue Daru, un noble installé sur la Côte d’Azur devenu antiquaire, un officier chez Renault à Boulogne-Billancourt, une jeune modèle ou une petite main dans un atelier de couture. »
La Russie était entrée en guerre le 1er août 1914 dans le cadre de la Triple Entente avec la Grande Bretagne et la France.
La critique de la guerre par l’opinion publique, la jalousie de l’aristocratie à l’égard du guérisseur Raspoutine chargé de soigner le tsarévitch mais qui, tout paysan qu’il était, avait fini par devenir confident et conseiller de Nicolas II et de l’impératrice, la montée des colères face aux désordres du pays et au coût humain et financier exorbitant de la guerre, conduisirent le tsar à abdiquer le 3 mars 1917. Dès lors, Lénine fit déferler la « terreur rouge ». Une jeune aristocrate raconte : « Vous ne pouvez pas imaginer ce qui s’est passé pendant la révolution. Il y avait des gens partout, ils surgissaient de tous côtés. Et partout, des manifestations, des bagarres ! Tout le monde était armé, les uns avaient des pistolets, les autres, des baïonnettes. Les matelots, les soldats se laissaient aller (pudique et toute princière formule pour décrire les pires exactions !). Ils oubliaient toute discipline. La situation était extrêmement tendue. Et partout, on assassinait : dans la rue, les appartements… » Dans un pays à feu et à sang, où ceux qui subsistaient souffraient des épidémies et de la famine, il y eut 1,5 million de décès pour 1914-1917 et 8 millions (!) pour 1918-1920 auxquels il faut ajouter les pertes militaires qui s’élevèrent à 1,8 million pour la Première Guerre mondiale et 800 000 pour la guerre civile.
Si Evguenia Svinyina, veuve du général Svinyine, membre du Conseil d’Etat sous l’Ancien Régime, raconte « avoir trouvé du travail à la chapelle Saint-Sauveur, se rendre utile au potager, coudre, raccommoder le linge et garder un appartement (qui n’est pas à elle), faire la cuisine, la lessive, donner des cours de français, lire le psautier pour les défunts et finalement, recevant du pain, s’avouer contente », de nombreux « ci-devant nobles » de tous âges, quant à eux, gagnaient leur vie en donnant des leçons de musique, de dessin, de mathématiques, de langues étrangères, de danse, de lecture et d’écriture. Ekaterina Ivanova (Dieu que nous aimons la Russie et ses noms féminins incomparablement envoûtants !) explique, à cette époque effroyable, ce qui dans l’âme slave se refusait à mourir, cette part sacrée et irréductible de l’homme : « Cette partie de la population, ces nobles complètement déboussolés se lança à corps perdu dans l’art parce que c’était le seul moyen de mener une vie spirituelle. Le reste était très mauvais et l’art représentait une sorte d’éclaircie. La conscience noble, c’est-à-dire l’aspiration des nobles à quelque chose de plus élevé, voilà ce qui les poussa vers l’art. »
Pour l’auteur, la transmission de la mémoire nobiliaire fut interrompue pendant toute la période stalinienne, mais « la mémoire collective de la “vieille intelligentsia”, formée dans les années 1930 et composée en grande partie de descendants des anciennes élites, participe encore activement à la construction identitaire et demeure étroitement liée à la vie politique et culturelle de la société russe contemporaine ». Ce pourquoi la Russie semble plus résolue à défendre son héritage culturel que d’autres fascinés par l’hyper-modernité ?
Raouldebourges
28/05/2017
Sofia Tchouikina, Les gens d’autrefois – La noblesse russe dans la société soviétique– Belin 16 mars 2017, 326 pages
Source : Mauvaise nouvelle.fr
Présentation de l’éditeur
Que sont devenus les nobles russes après la révolution d’Octobre
1917 ? Une fois leurs privilèges abolis, leurs biens mobiliers et immobiliers confisqués, une vague de violence contre « les classes exploiteuses d’autrefois » poussa une partie de la noblesse à l’exil. Ceux qui restèrent durent s’adapter, se cacher, se reconstruire au sein de la société soviétique…
Si l’Etat n’a pas réussi à écarter complètement les anciennes élites des postes à responsabilité, de nombreuses mesures vexatoires et répressives rendirent leurs vies compliquées. Elles durent dissimuler leurs titres et se doter progressivement d’une « biographie soviétique ». Malgré un voisinage hostile dans les appartements communautaires, les familles nobles mirent en place des stratégies éducatives qui assurèrent la transmission d’un héritage culturel et d’un sentiment d’appartenance à l’élite.
Ce livre retrace les parcours poignants de personnes dont les vies ont été bouleversées par l’une des plus grandes ruptures de l’histoire du XXe siècle.
Biographie de l’auteur
Sofia Tchouikina , ancienne élève de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, est maître de conférences en civilisation russe à l’Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP).
Traduit du russe par Karine Guerre et Katia Pichugina. Préface de Nicolas Werth.
Lu sur Polémia