Selon le pédiatre Aldo Naouri, cette relecture moderne de “La Belle au bois dormant” illustre “l’infantôlatrie” de notre société contemporaine.
Désormais, la gentille princesse est moins importante que la mauvaise fée, laquelle a le visage quasi angélique d’Angelina Jolie. De quoi ébranler toutes nos certitudes. Pour analyser ces entorses à l’imaginaire de notre enfance, nous avons invité le pédiatre Aldo Naouri à voir Maléfique en avant-première. “À 77 ans, je ne pensais pas qu’un jour on parviendrait à produire du cinéma de cet ordre”, confiait-il, enthousiaste, à la sortie de la séance, expliquant être resté “baba” devant cette relecture moderne du conte. De fait, à l’acmé du récit, la fameuse scène du baiser de délivrance, nous l’avons surpris en train de rire et d’applaudir. Preuve qu’il n’y pas d’âge pour se faire conter de nouveau une histoire et replonger en enfance.
Qu’avez-vous pensé du film ?
Aldo Naouri : J’ai pris un plaisir extrême à le regarder. Il est très remarquablement fait à tous les niveaux. Comme l’intrigue de La Belle au bois dormant est un peu légère, les scénaristes l’ont entourée d’une autre histoire, celle d’une fée devenue sorcière.
N’est-ce pas trahir le conte ?
Non, car ils ne prétendent pas détruire le récit d’origine, simplement en proposer une version différente (Perrault et Grimm eux aussi proposent chacun leur version). Et pour cause, nous ne sommes plus du tout dans l’ordre des choses de l’époque du conte, qui était qu’à la fin de l’histoire un prince et une princesse, un homme et une femme, se mariaient. Aujourd’hui, avec le développement de la théorie du genre, le mariage pour tous, etc., on cherche à casser ces représentations classiques.
Il y a donc tout de même une déconstruction du schéma traditionnel…
Plutôt un déplacement. La moralité n’a pas changé, puisqu’on est toujours dans la dialectique du “il faut que les méchants soient punis”. Ce qui a changé, en revanche, c’est l’identité des méchants. Le mal se déplace de la figure de la sorcière, une créature fantastique, à celle du roi, un être humain. On montre que Maléfique n’est méchante que parce qu’on l’a poussée à le devenir, tandis que le roi, qui n’avait aucune raison d’être méchant, le devient de lui-même. Autrement dit, du côté du monde féerique, le mal ne vient qu’en réaction au mal des hommes, alors que le monde humain, lui, recèle intrinsèquement à la fois le bien et le mal. La logique traditionnelle du conte est par ailleurs respectée dans la mise en scène de la lutte entre les puissants et les faibles. Et c’est par ce biais-là que les contes, comme les films, s’adressent à l’enfant, parce que l’enfant est à la fois dans la conscience de sa non-puissance et dans l’espoir d’acquérir une puissance et de la faire jouer. Ce jeu de désir existe dans tous les contes. C’est une façon de mettre l’homme face à sa non-toute-puissance.
Pensez-vous, comme Bruno Bettelheim, que les enfants ont besoin des contes de fées pour se structurer psychologiquement ?
Oui, ces contes sont une manière d’introduire les enfants à la réalité de la vie sociale. Ils ont un langage qui leur est adapté parce qu’ils emphatisent tout. Or, les enfants sont très perméables aux soubresauts des émotions. Les enfants s’identifient au côté du bien, et cela leur permet de construire leur surmoi, de réfréner leurs pulsions égoïstes. Les contes sèment en quelque sorte des graines de bonté en eux.
En confrontant les enfants aux figures maléfiques des contes, ne risque-t-on pas de leur faire perdre leur innocence ?
Eux-mêmes ont une fantasmatique de ce type-là, ils passent leur temps à se faire peur par l’imagination. Vous pouvez choisir de ne pas donner de pistolet en plastique à vos enfants, sous prétexte que cela les habituerait à la violence, mais ils prendront un bout de papier et feront pan ! pan ! Il ne faut pas oublier qu’un enfant, à partir de 10 mois, est travaillé par l’angoisse de mort. C’est une tendance très actuelle de croire en l’innocence de l’enfant. À ce titre, Maléfique correspond à son époque : la sorcière qui devrait haïr la petite princesse se laisse attendrir par elle. On est dans le mythe contemporain de l’enfant rédempteur, celui auquel on ne résiste pas, celui qui apporte le bien à l’humanité, qui est générateur d’amour et qui, par son innocence, civilise le monde. C’est ce que j’appelle l'”infantolâtrie”. Car, en réalité, l’enfant n’est pas si innocent que ça. Comme le disait Freud, c’est un “pervers polymorphe”, c’est-à-dire que les pires choses peuvent lui paraître normales. Le bien et le mal sont en lui comme dans un adulte, mais il n’a pas encore appris que le bien est préférable. Les contes servent notamment à le lui enseigner.
Tous les contes ont une morale. Quelle est celle de cette relecture de La Belle au bois dormant?
La morale, c’est que l’amour des hommes pour les femmes n’est pas sincère, que le seul vrai amour est celui d’une mère. C’est intéressant, parce que ce lien mère-fille, lien très obscur dans lequel circule une passion qui ne ressemble à aucune autre, est en train de devenir de plus en plus fort dans nos sociétés. Sans doute parce que, avec la multiplication des familles recomposées et l’affaiblissement de la figure du père, le lien maternel reste l’un des derniers repères.