Art sacré / Décès d’un grand maître

Le peintre Philippe Lejeune est décédé  le 24 avril à l’âge de quatre-vingt neuf ans. Il avait été nommé Chevalier de la légion d’honneur en 2006. Les obsèques de l’artiste seront célébrées le mercredi 30 avril à 15h, à l’église Notre-Dame-du-Fort d’Étampes dans l’Éssonne. Né, dans en 1924, à Montrouge, l’artiste a appris son métier dans l’atelier d’art sacré de Maurice Denis à partir de 1941. Il a ensuite mené sa carrière de peintre, où des commandes lui ont permis de vivre de son art.

C’est en 1969 qu’il ouvre à Étampes un atelier d’arts plastiques, école qui perdure encore aujourd’hui. Sur son site, le maître écrivait: «Mes élèves me font beaucoup d’honneur et les récompenses qu’ils obtiennent aux concours de l’Institut me laisse croire au bien-fondé de mes conseils.»

Unknown-19Retour sur une rencontre par Pauline Simons

Une mise au tombeau saturée de rouges, une Nativité taillée dans l’or des icônes, l’allégorie de la foi tatouée sur des visages extatiques aux cous de gazelle… C’est au bras de Philippe Lejeune que l’on se promène dans la Bible. L’heure est à la bienveillance. Dans son atelier cousu main, une toile en devenir aux couleurs d’hiver patiente sur le chevalet. La composition est-elle définitivitivement posée? Les glacis sont-ils montés? Y aura-t-il des repentirs? S’agit-il d’une Nativité ou de l’Adoration des Mages?

Avant de reprendre le pinceau, l’un des derniers peintres du sacré nous murmure les hoquets de la création artistique. «Dans la peinture, il y a toujours une compétition entre le tableau et le sujet. Si le sujet a trop d’importance, le tableau souffre, et si le tableau est seul à être considéré, le sujet devient inintelligible. L’art est une bascule et une simple question d’équilibre. Toutefois, la signification de l’œuvre dépend aussi de son état d’achèvement. Laisse-t-on une esquisse en l’état parce qu’on a peur de la gâcher ou au contraire prend-on le risque de la détruire pour mieux la ressusciter? ll n’y a que trois formes possibles dans l’art: vie, mort et résurrection. C’est inéluctable. La vie commence au premier coup de pinceau; au deuxième, vous abîmez généralement l’esquisse et la résurection consiste à réparer le dégât que vous avez fait.»

Plus de soixante-dix ans se sont écoulés depuis une visite auLouvre, qui fut comme un détonateur: «J’avais 14 ans et me suis trouvé face au Martyre des saints Cosme et Damien, de Fra Angelico, qui voisinait avec Le Bœuf écorché, de Rembrandt. Dans la salle adjacente siégeaient Les Disciples d’Emmaüs et La Pietá d’Avignon. Tout ce que l’on peut imaginer de plus extraordinaire dans la peinture était réuni dans ce petit périmètre. Je me suis alors dit qu’il y avait une place pour ceux qui cherchent avec courage et opiniâtreté à faire ce métier et que, quelle que soit la faiblesse de mon propos, je pouvais encore m’insérer dans cette histoire sans fin.»

«Mon ambition était de devenir peintre et non de réussir.» En 1943, Philippe Lejeune, alors âgé de dix-neuf ans, fait ses classes dans l’atelier d’art sacré de Maurice Denis, place Furstenberg, à Paris. À l’étage en dessous (signe du destin?) se trouvait celui de Delacroix. Toutefois, ce n’est pas le maître nabis qui lui enseigna la cuisine picturale. «J’appartiens à une génération qui n’a pas appris la technique, car, pendant la guerre, on peignait sur du papier qui n’était pas préparé. Et c’est sans doute ce manque qui a excité mon appétit. Je me suis plongé dans les livres en m’amusant à mélanger les huiles, les médiums et tout ce qui me tombait sous la main, tout simplement parce qu’on ne me l’avait pas enseigné. J’ai lu et relu le Cennino Cennini, premier manuel académique d’une précision extraordinaire. Il y a un chapitre sur la manière de peindre la barbe d’un homme mort! Mais n’oublions pas que seul l’académisme au service du sacré permet Les Ménines ou Les Massacres de Scio

Art religieux ou art sacré? La nuance est ténue et conduit souvent à des assimilations hâtives. «L’art religieux est la forme plastique de la prière pour les confessions qui ne rejettent pas toute image du sensible. Il est en quelque sorte un département de l’art sacré, note Philippe Lejeune. D’ailleurs, je préfère le terme de liturgique: la Messe en si de Bach est essentiellement sacrée, alors que le grégorien est liturgique.»

Aussi étrange que cela puisse paraître, la Seconde Guerre mondiale fut une période de liesse pour le jeune homme et ses deux frères: réfugié dans la maison de vacances à Étampes, Philippe Lejeune avait déjà imaginé les décors de Prométhée enchaîné pour le joli petit théâtre à l’italienne qu’adorait Jacques Hébertot. Avant de prendre définitivement les pinceaux et la température de l’atelier. Dès lors, il ne quitta plus Étampes et suivit au pied de la lettre les conseils de son père: «Quoi que tu fasses, fais-le beaucoup.» Aujourd’hui, la ville historique rend un hommage naturel à l’enfant du pays. Le peintre fête cette année ses 70 ans de peinture et les 40 ans de l’école d’Étampes, qu’il créa de toutes pièces en 1969. En sillonnant les ruelles, on peut voir, adossées aux murs hauts de la cité, sept grandes reproductions des œuvres du maître étampois et de ses élèves. Cette valse picturale se poursuivra jusqu’à l’orée du printemps, au fil de plusieurs expositions à l’hôtel d’Anne de Pisseleu, joyau architectural que la favorite de François Ier n’habita pourtant jamais.

Aujourd’hui encore, Philippe Lejeune est un jusqu’au-boutiste pratiquant. Après la décoration murale d’une église près de Calcutta, il vient de réaliser un cadran solaire liturgique pour l’abbaye cistercienne d’Heiligenkreuz, près de Vienne. Ce qui ne l’empêche pas de déplorer l’agonie de la peinture. «Je connais d’excellents peintres qui n’ont pas droit à la parole. Peu importe, d’ailleurs, que leurs œuvres se vendent ou non. Car le fait d’être vu par un public condamne à certaines audaces que la solitude n’est pas toujours à même de provoquer. Un art qui reste confidentiel et n’affronte pas la critique risque de ronronner et de se cantonner dans le cercle un peu étroit de la recherche.» Philippe Lejeune, dernier irréductible?

À lire: Philippe Lejeune, Éditions Charles Moreau.  Rome, unique objet (pensées de l’artiste), L’Editeur.

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