Décès de Manoel de Oliveira

C’était le doyen des cinéastes européens, et peut-être mondiaux. Pourtant le réalisateur de Non ou la vaine gloire de commander, qui vient de s’éteindre à l’âge de 106 ans débordait de projets. Sa dernière œuvre le Vieux du Restelo, un court-métrage de 19 minutes, remontait à 2014. Né à Porto le 12 décembre 1908, dans un milieu aisé, Manoel de Oliveira, fils d’un industriel de la chaussure, se passionne dès l’enfance pour le cinéma. À 18 ans, son père l’aide à acquérir une caméra amateur portative avec laquelle il tourne, en 1931, Douro, faina fluvial, un court-métrage lyrique sur sa ville natale et son fleuve. En même temps, il s’inscrit à une école d’acteurs et fait un peu de figuration. Mais il doit s’occuper de l’entreprise familiale et dix ans passeront avant qu’il puisse réaliser un nouveau film. Ce sera Aniki-Bobo, du nom d’un quartier pauvre de Porto au bord du Douro. Le cinéaste y dépeint la vie quotidienne de quelques enfants pauvres mais débordant de vie et d’imagination, et se montre, en 1942, un précurseur du néoréalisme. Présenté au Festival de Venise, ce premier long-métrage vaut à Manoel de Oliveira une certaine reconnaissance critique, mais ne lui permet pas de continuer à tourner dans un pays dépourvu de toute infrastructure cinématographique.

Pionnier du septième art portugais, il restera longtemps un artisan solitaire, à la fois producteur, scénariste, réalisateur et monteur de ses films trop rares. «Cinq films en cinquante ans, ce n’est vraiment pas sérieux», déclarait-il en 1980, lors d’une première rétrospective française.
Ce fringant jeune homme a d’autres passions, notamment la course automobile, où il remporte quelques victoires qui ajoutent à son panache de séducteur. Même lorsqu’on a connu Manoel de Oliveira presque octogénaire, on ne pouvait rester insensible à son charme de gentilhomme portugais raffiné et plein d’humour. Mais il ne perd pas de vue le cinéma. Dans les années 1950, il part pour l’Allemagne étudier la photographie. Il réalise encore, par ses propres moyens, quelques documentaires à la vision puissante et originale, comme Le Pain, avant de signer, en 1962, son premier long-métrage de fiction, Acto de Primavera (Le Mystère du printemps), inspiré d’un texte du XVIe siècle sur la Passion du Christ, joué tous les ans par les paysans.
Déjà s’y trouvent présents les grands traits caractéristiques du style d’Oliveira, sa façon singulière de conjuguer littérature, cinéma, mystique, pour conduire le spectateur à une expérience personnelle, en l’impliquant dans le dispositif du spectacle. Dans Le Mystère du printemps, on assiste à la fois à la représentation du mystère par les paysans et au tournage du film par le cinéaste et ses techniciens. «Je veux rendre le public participant», disait-il.
Filmer la parole humaine

La même pensée préside à son cycle des Amours frustrées, qu’il réalise dans les années 1970. La soixantaine venue, dans un Portugal plus libéral où le cinéma commence à se structurer, Manoel de Oliveira commence à prendre son véritable essor. Le Passé et le présent (1971), adaptation d’une pièce de Vicente Sanches, conte sous la forme d’une comédie noire et fantastique les démêlés d’une femme avec ses trois maris successifs. Bénilde ou la Vierge Marie (1974), également tiré d’une pièce, de José Regio, parle d’une jeune fille vierge qui se découvre enceinte. Là encore, Oliveira présente cette histoire étrange de manière à obliger le spectateur «à réfléchir, à juger par lui-même comme s’il était au tribunal». Amour de perdition (1978) met en scène la passion impossible de deux jeunes gens appartenant à des familles ennemies, au XVIIIe siècle, d’après une œuvre de Camilo Castelo Branco. Francisca (1981) pousse à l’extrême l’usage à la fois passionnel et rationnel qu’Oliveira fait de la littérature, en faisant brûler sous nos yeux les mots de l’amour, de la rivalité, de la jalousie.
En portant à l’écran Le Soulier de satin, en 1985, il retrouve ce thème de l’amour contrarié, ici porté jusqu’à l’incandescence de la joie par le sacrifice libre et fécond. «Ce qu’il y a d’admirable chez Claudel, remarque Manoel de Oliveira, c’est sa faculté d’exprimer le monde entier avec une force poétique naïve, abrupte, primitive, truculente, avec une irrésistible jubilation créatrice. Il a le sens de l’amour et de la joie. Et la joie est la seule conquête de l’homme sur la souffrance.»
Une réflexion qui pourrait s’appliquer à Oliveira lui-même, à sa façon aventureuse de poser sa caméra sur la grande scène du monde pour filmer la parole humaine quand elle s’est évanouie, laissant dans le paysage des rumeurs de batailles et des soupirs d’amants. S’il a une prédilection pour le plan fixe, c’est pour mieux laisser surgir la profusion exubérante de la vie, sa profondeur océanique, qui contient les siècles et les songes, les conquêtes féroces et leur vanité, les renoncements absurdes et leur fécondité.
Qu’il rêve au destin du Portugal dans Non ou la vaine gloire de commander ou dans son Christophe Colomb, qu’il joue avec l’opéra dans Les Cannibales ou transpose l’intimisme de Madame Bovary dans Val Abraham, tout son cinéma se rapproche de l’autosacramental du grand théâtre baroque. L’épaisse histoire humaine est une représentation tumultueuse, traversée par la grâce.

Cet admirateur de Dreyer, de Bunuel, de Mizoguchi conjuguait une mise en scène ascétique et la prolixité chaotique des passions humaines. Il y a une vision du monde dans l’œuvre d’Oliveira, mais nul intellectualisme. «Aujourd’hui, observait-il avec son ironie allègre, on est envahi par les images toutes faites, comme il y a des idées toutes faites. Si vous résistez, on vous traite d’intellectuel! Je ne suis pas d’accord.» Il trouvait que le cinéma avait perdu de son ingénuité et de son authenticité à mesure que se développaient ses possibilités techniques.
«J’essaie donc de retrouver ses qualités originelles. Ma prétention, c’est de supprimer la machine, faire comme si la technique n’existait pas, être en prise directe avec les sentiments et les choses.»
Sur le tard, il a attiré devant sa caméra Mastroianni, Deneuve, Piccoli. Les stars se plaisaient à entrer dans ses sortilèges facétieux. Il n’arrêtait plus de tourner, comme pour rattraper le temps perdu, puisant dans son immense culture de grand européen avec une fraîcheur d’imagination toute neuve. C’est ainsi qu’il faut le regarder s’éloigner, laissant ce long sillage de Portugal, étincelant et vert.

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