Entretien d’Alain Sanders avec Jean des Cars à propos de son livre Le Sceptre et le Sang (Perrin), l’un des succès de cet hiver. Il se lit comme un feuilleton mais tout y est vrai.
— Avec Le Sceptre et le Sang, grande fresque des destins des rois et des reines dans le maelström des deux guerres mondiales, vous signez une nouvelle et magistrale saga des grandes familles européennes régnantes. D’où vous vient cette passion « dynastique » ?
— La véritable Europe a été édifiée des siècles avant l’Union européenne de Bruxelles, en un temps où le sentiment européen, celui d’appartenir à un monde, était personnalisé par des dynasties, souvent rivales. C’était un univers chrétien, n’en déplaise à Jacques Chirac et à son actuel successeur, n’en déplaise à tous ceux qui bafouent nos valeurs dans le sang, comme on vient de le subir, tragiquement, en plein Paris. Et les racines chrétiennes de la France « Fille aînée de l’Eglise », ne sauraient être oubliées, encore moins effacées, comme si des siècles de foi n’avaient jamais existé et comme si la technocratie froide, anonyme, sans âme, sans esprit civilisateur, uniquement préoccupée de contraintes économiques et monétaires, pouvait être passionnante et susciter l’enthousiasme des peuples.
On comprend pourquoi les directives bruxelloises actuelles ne font pas rêver. Elles sont un carcan, pas un idéal. Cet ennui se retrouve, hélas ! dans l’Education dite nationale. Avec les programmes d’histoire enseignés dans les lycées et les collèges, les professeurs ont beaucoup de mal à intéresser leurs élèves, à qui ils doivent imposer une histoire théorique, quasiment politique et surtout – et c’est le plus grave selon moi – totalement désincarnée.
— C’est un gros défaut ?
— C’est une première grave erreur, car les enfants ont envie d’entendre parler des personnages qui ont existé, de héros et d’héroïnes du passé. Qui étaient-ils ? Comment vivaient-ils ? Ce sont d’abord les hommes et les femmes ayant les plus grandes responsabilités, de droit ou de fait, qui sont à l’origine des événements, en exceptant, bien sûr, les catastrophes naturelles. Le résultat de cette négation de l’humain ? Les élèves n’aiment plus l’histoire telle qu’elle leur est enseignée. Au Lycée Condorcet, mon professeur d’histoire, M. Désiré Brelingard, était si passionnant que les chahuteurs que nous étions se taisaient au bout de quelques instants. Nous étions fascinés ! La seconde faute des programmes officiels est de supprimer – ou, en tout cas, de malmener – la chronologie. C’est criminel ! Et stupide. L’histoire, comme l’actualité, est une succession ordonnée en fonction du temps, le chronos, et non un désordre. Aucun élève ne peut s’y retrouver.
En un temps pas si lointain, on apprenait que « 1515, c’est Marignan ». Ne pas respecter la chronologie, c’est encourager la confusion, la manipulation, le manque d’intérêt et donc le mensonge, au point qu’on peut s’interroger : serait-ce fait exprès pour abrutir les masses et leur faire croire n’importe quoi ? Il n’est donc pas étonnant que les émissions historiques à la télévision et à la radio (quand elles sont attrayantes mais solides) rencontrent le succès que l’on sait, sans parler des biographies rigoureuses mais destinées au large public. De grands médias et une édition de qualité remplacent, de facto, un système éducatif défaillant.
— Votre livre est là, lui aussi, pour pallier un manque ?
— L’histoire n’est ni grande ni petite, elle est un tout, intéressante ou ennuyeuse. Quand, il y a plus d’un an, j’ai pris connaissance du programme des manifestations devant commémorer la Première Guerre mondiale, j’ai été effaré qu’on se concentre uniquement sur les mouvements populaires, les climats politiques, les opérations militaires. Rien n’était prévu pour évoquer les hommes et les femmes à la tête des Etats qui allaient être impliqués dans le conflit, parfois malgré eux et malgré elles avec, certes, des nuances, selon leurs caractères, leurs personnalités et leurs pouvoirs, plus ou moins réels selon les constitutions, les régimes et l’influence personnelle de ces empereurs, rois, princes, grands-ducs qui, circonstance essentielle, étaient quasiment tous apparentés.
C’est donc un regard humain, intime, privé, que mon livre pose sur ces familles incarnant le pouvoir. A l’été 1914, l’Europe est très majoritairement monarchique : sur vingt-deux Etats, dix-neuf sont symbolisés par une dynastie. La France fait presque figure d’exception en étant la seule République engagée dans le conflit par ses alliances et la Suisse observe, soigneusement, sa traditionnelle neutralité, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne jouera aucun rôle… J’ai donc voulu réparer un « oubli » gigantesque, la place et le rôle des têtes couronnées. La Guerre de 1914-1918 est d’abord un feuilleton dynastique, un implacable règlement de compte familial, d’une dimension et d’une durée sans précédent, dont les conséquences obèrent l’entre-deux-guerres (une Grande Illusion) et expliquent, largement, les origines du conflit suivant où l’on retrouve certains personnages de la Première Guerre mondiale, tel le roi Victor-Emmanuel III, qui règne de 1900 à 1944.
— Tout en observant un grand respect, et même une certaine affection, pour ces souverains, déchus pour la plupart, vous ne celez rien de leurs erreurs. Furent-ils le jouet des événements ou, bien souvent, les propres acteurs de leurs malheurs ?
— Puisque ce livre observe et raconte les chefs d’Etats d’une manière intime, au-delà de leur vie publique, face à leurs gouvernements et à leurs proches, on constate que peu ont été lucides sur les risques du conflit, si l’on excepte le vieil empereur et roi François-Joseph, âgé de 84 ans à l’été 1914, déjà accablé de malheurs personnels, qui dit : « Mes guerres ont souvent commencé par des victoires et se sont en général achevées par des défaites. » Il était lucide car, si les Balkans sont bien une « poudrière », c’est parce que ces territoires, qui sont les derniers lambeaux européens de l’Empire ottoman, suscitent l’appétit de grandes puissances, y compris par l’aspect religieux : par exemple, la Serbie est orthodoxe, donc dans la communauté spirituelle de la Russie.
La plupart des monarques et de leurs ministres ont été aveuglés et dépassés. Ce qui a manqué aux souverains européens après l’attentat de Sarajevo, c’est un grand commis voyageur couronné de la paix, le roi Edouard VII, le fils de Victoria, hélas disparu en 1910. Je suis certain que ce très grand diplomate, proche parent de Guillaume II et de Nicolas II, qui n’arrêtait pas de visiter les uns et les autres (au point d’outrepasser souvent ses prérogatives constitutionnelles) et savait leurs défauts, n’aurait eu de cesse de calmer l’agitation couronnée. Il aurait réuni tous les monarques qui se sont tous vus pour la dernière fois en mai 1913, à Berlin.
— Les autres n’avaient pas la carrure d’Edouard VII ?
— Le Kaiser, petit-fils de Victoria, était plus théâtral que belliqueux et son état-major prendra vite la direction des affaires avec délectation. Nicolas II, sosie de George V (leurs mères étaient sœurs), est un tsar petit-bourgeois isolé dans le cocon familial à cause de l’hémophilie de son fils, le tsarévitch Alexis. Coupé des réalités, le souverain Romanov commettra la terrible faute de prendre lui-même le commandement des armées impériales. Le seul véritable point commun entre tous est que personne n’aurait pu imaginer une telle durée de la guerre ni de telles conséquences. Certains républicains français, comme le patriote Clemenceau, se sont acharnés à la poursuivre en refusant la paix séparée avec l’Autriche-Hongrie, pour ne rien devoir à des souverains catholiques. La guerre a duré des mois des plus et fait des dizaines de milliers de victimes supplémentaires.
— En quoi vos illustres sujets – oui, je sais, les rois ne sont pas des sujets… – sont-ils plus attachants pour l’historien que vous êtes que nos représentants politiques républicains ?
— Les monarques sont d’excellents… sujets historiques ! Ils sont plus intéressants que les politiques républicains parce qu’ils incarnent, sauf exception, la durée et la permanence dans un contexte familial. Même leurs défauts (et parfois surtout leurs défauts !) les rendent humains, je dirais proches des peuples, dans la distance évidente qu’impose (ou devrait imposer) la représentation du pouvoir. Bonaparte avait compris que l’assassinat de Louis XVI avait interrompu le lien entre le Père et le Peuple, et sa volonté de créer une « monarchie impériale » s’explique par ce vide tragique. Son neveu l’a aussi admis en rétablissant l’Empire.
La durée du mandat présidentiel, réduit à cinq ans en France, est le contraire de ce qui peut attacher profondément ses partisans à sa personne. A peine élu, il ne songe qu’à sa réélection, pour tenter, inconsciemment, de combler le vide que laisse une élection républicaine, qui n’est qu’incertitude. La monarchie donne un visage à l’avenir et c’est pour cette raison que celles qui subsistent en Europe sont rassurées, confortées et respectueuses de leurs souverains. Même avec peu de pouvoirs (certains en ont plus qu’on ne le pense et ont l’autorité du symbole), ils ont celui, suprême et tant recherché, d’incarner l’Etat. Sans durée limitée, sauf abdication. Et encore, dans ce cas-là, la succession est-elle assurée depuis longtemps. Elle aussi a un visage d’homme ou de femme. Par principe, dans ces régimes couronnés, l’Etat n’est jamais vacant. Le 21 janvier 1793, lorsque la tête de Louis XVI a été tranchée, pour la première fois depuis des siècles, personne n’a crié « Le Roi est mort ! Vive le Roi ! » D’une certaine façon, la France ne s’en est jamais remise tout à fait. Son avenir est toujours incertain.
— Vous savez qu’il est de règle de demander à un écrivain, à peine son dernier livre paru, d’annoncer son prochain ouvrage. Après les Habsbourg, les Romanov, les Windsor, les Grimaldi, Mathilde, Eugénie, Rodolphe et les autres, sur qui, ou quoi, travaillez-vous ?
— Vous me pardonnerez, mais je ne révèle jamais le sujet de mon prochain livre, à la suite d’une fâcheuse expérience. Mais je puis vous garantir qu’il traitera d’histoire vivante avec une réflexion sur l’actualité.