Depuis le 20 décembre, les collections de manuscrits anciens détenues par l’ex-maison Aristophil sont dispersées à Drouot, en 130 000 lots ! C’est dire que nous ne sommes pas prêts de voir la fin de cette vente fleuve, qui comportera 300 séances.
Ce dossier se trouve en fait au carrefour des rubriques « Le Chineur français » et « Justice ». Car ces 300 ventes, ces 130 000 lots dispersés, viennent conclure la plus importante des carambouilles jamais enregistrées dans le milieu des antiquaires et collectionneurs.
Que s’est-il passé ? Au départ nous avons un homme, Gérard Lhéritier, ancien militaire, passionné de documents anciens, un personnage enthousiaste et sympathique. Il monte une entreprise d’achat et vente de documents anciens. Mais son intuition (qui se révèlera catastrophiquement erronée) est que les manuscrits anciens, les documents autographes, sont très sous-évalués. Aussi va-t-il se lancer dans une frénétique politique d’achats.
Il transforme sa petite société en société de placement et propose à ses clients d’acheter en quelque sorte des parts de patrimoine mondial, des titres de propriété reposant sur la valeur supposée d’une lettre de Saint-Exupéry, d’un manuscrit d’Einstein, de partitions de Mozart, etc.
Ses appels de fonds auprès de clients s’appuient sur la caution de Rachida Dati, Patrick Poivre d’Arvor ou Christian Estrosi. Des milliers d’épargnants vont donc lui confier leurs économies (pour un total de 850 millions d’euros) avec de mirifiques promesses de rendements.
Syndrome de la « folle enchère »
Mais toute cette affaire n’était qu’une « pyramide de Ponzi », la fameuse pratique consistant à recevoir des fonds et à payer les intérêts promis par les fonds en provenance de nouveaux souscripteurs, ce dispositif ne pouvant fonctionner que tant que les nouveaux souscripteurs apportent plus d’argent que ne représente le montant des intérêts promis et versés. Un retournement de conjoncture (affaire Madoff), la prise de conscience de l’énorme écart entre la valeur d’achat des documents en garantie et leur probable valeur réelle (affaire Lhéritier), et tout le système s’écroule.
Qui plus est, Lhéritier souffrait du syndrome de la « folle enchère », phénomène bien connu des salles de vente : réellement passionné de manuscrits anciens, Lhéritier a acheté certains documents beaucoup trop chers, et ils ne pourront jamais être revendus à la valeur payée par la société Aristophil. D’autant que, par ses achats massifs, Aristophil a lui-même contribué à survaloriser le marché des manuscrits ! C’est dire si les 18 000 victimes de l’arnaque ne retrouveront pas leurs 850 millions d’origine. Lors de la vente du 20 décembre, les estimations basses (par rapport au prix d’achat) n’ont souvent même pas été atteintes.
Le testament de Louis XVI
Que les écrits du surréaliste André Breton atterrissent à des prix de vente bien en retrait de ce qu’annonçait Lhéritier à ses clients, nous ne nous en plaindrons pas, et les gogos du surréalisme ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. De même pour les adeptes de Sade, qui avaient souscrit à des participations sur son rouleau manuscrit des Cent vingt journées de Sodome, sur la base d’une valeur estimée à 17,5 millions d’euros, alors que sa vente, le 20 décembre, ne devait rapporter « que » 4 à 6 millions d’euros. Ces lots ont d’ailleurs été préemptés par les pouvoirs publics, ce qui prouve que les gogos du surréalisme et du sadisme sont quand même très haut placés et n’hésitent pas à engager en quelque sorte nos impôts sur des œuvres pour le moins discutables.
Mais le plus pénible, c’est de se dire que la grande masse des victimes de l’affaire Aristophil pensaient allier placements financiers intéressants et sauvegarde d’un patrimoine précieux (Saint-Exupéry, Napoléon, le testament de Louis XVI, etc.).
Curieusement le monde de l’autographe et du manuscrit a souvent généré des escroqueries comme celle du célèbre faussaire Vrain-Lucas qui, au XIXe siècle, avait vendu des milliers de documents manuscrits au mathématicien Chasles, parmi lesquels un laissez-passer de Vercingétorix pour Pompée, une lettre d’Alexandre le Grand à Aristote et même une lettre de Lazare ressuscité à saint Pierre ! Mais nous étions dans le travail classique d’un faussaire.
Aristophil se situe à une autre échelle et dans une autre catégorie, bien plus « moderne ». Moderne comme notre système de retraite par répartition, où les actifs (de moins en moins nombreux) paient la retraite des anciens (de plus en plus nombreux), et qui, au fond, n’est rien d’autre qu’une gigantesque « pyramide de Ponzi ».