(…) Bonne élève, issue d’un milieu de minuscules employés aliénés par TF1, M6 et le reste. On lui a fait croire, au lycée, qu’en travaillant bien… Il lui faut un certain temps pour réaliser que c’est une escroquerie, et qu’à Grenoble où elle s’est inscrite en Droit, elle n’a aucune chance d’arriver à quoi que ce soit de palpable. « L’université était un choix par défaut, un univers où ils étaient parqués pour ne pas faire exploser les chiffres du chômage. En réalité, l’égalité des chances revenait à dire que le lièvre et la tortue disposaient des mêmes chances sur la ligne de départ. »
« Le mythe de l’égalité des chances… » Il y a comme ça pas mal de mots ou d’expressions en italiques dans ce court roman : les topoi de notre démocratie — voilà que je m’y mets moi aussi —, qui contribuent à l’aliénation générale, camouflée sous un voile de bons sentiments. « Au fil des ans dans l’enseignement public, elle avait acquis l’intime conviction qu’un avenir professionnel brillant l’attendait sous condition d’un apprentissage parfait et régulier de ses leçons. Journaliste, universitaire ou ambassadrice de France étaient des emplois accessibles avec un diplôme, l’obtention de ce diplôme étant elle-même soumise à un travail sans relâche et ne tenant nullement compte de l’origine sociale de l’étudiant. » Humour à froid. 50% des étudiants qui finissent, comme on dit, dans la « botte » de l’ENA sont eux-mêmes fils d’énarques. C’est sans doute parce qu’ils sont plus intelligents…
D’ailleurs, Aurélie a passé et réussi le concours d’entrée d’IEP de qualité — mais sa bourse lui permettrait à la rigueur de se loger en province, pas d’y vivre. Retour à la case papa-maman.
Et encore, elle dispose d’une petite bourse, puisque ses parents ne sont même pas imposables, et sur la pente descendante sans y être pour grand-chose : « Entre leur propre enfance et celle de leurs petits, ils avaient noté sans la théoriser une dégradation frappante de leur niveau de vie ».
Et qui dira la misère de ceux qui sont juste au dessus du seuil, enfants d’employés payés un peu mieux que le SMIC ? Jennifer Cagole, dont j’ai eu l’occasion de parler ici, avait été prise en prépas à Henri-IV après le Bac. Elle a dû y renoncer, faute d’avoir assez d’argent pour se loger à Paris. C’est ainsi que l’on se retrouve otage d’une fac de province, et petit prof soumis aux lubies des pédagos du coin…
Oui, mais justement, se dit Aurélie, c’est la faute à Grenoble, cette ville où Stendhal n’a plus jamais mis les pieds après l’avoir quittée à 18 ans — ce trou grisâtre entouré de jolies montagnes où, comme elle dit, seuls quelques privilégiés partent chausser leurs skis (un ancien élève qui a réussi l’IEP de Lyon me confiait il y a peu qu’il était hors de question, si l’on voulait s’intégrer au sein de l’Ecole, de ne pas participer aux week-ends organisés à Chamrousse, et que faire du ski était au fond un critère d’admission non écrit mais réel).
Alors, elle « monte » à Paris. Paris, ville fictive, comme je l’ai déjà raconté ici, où 2 millions de privilégiés — susceptibles de payer les loyers déments de la capitale — croisent les 10 millions de miséreux qui viennent chaque jour les servir. Aurélie décroche ainsi une kyrielle de petits boulots enrichissants (pot de fleurs dans le hall d’entrée d’une grande entreprise, par exemple). Les jeunes qu’elle croise sont « dans la majorité des cas fils d’ingénieurs, de médecins ou de militaires, originaires des Yvelines ou de la province acceptable pour un Parisien : Haute-Savoie, côte atlantique, arrière-pays provençal, Bretagne côtière, Normandie reliée à la capitale en une heure. » À l’intérieur de la « France périphérique » de Christophe Guilluy, il y a des réserves de Parisiens d’adoption — Chamonix (ne pas prononcer le x, malheureux !), La Baule, le Luberon (et non pas Lubéron, ignare !), Deauville — ou Saint-Nom-la-Bretèche. Des îlots de privilégiés en puissance, qui tôt ou tard feront de Paris leur capitale d’élection où, comme le constate Aurélie, « ils n’ont pas à travailler à la sortie des cours et trouvent des stages avec une insolente facilité ». Jamais la mutation d’une élite républicaine en oligarchie démocratique en reproduction permanente n’a été si lumineusement exposée. Et rarement l’escroquerie du système universitaire, qui feint de dispenser des « compétences » à tous — faute de transmettre de vrais savoirs et une vraie culture — alors qu’elle est là pour sélectionner les héritiers, n’a été aussi suavement décrite : « Elle rencontrait des ingénieurs stupides, des étudiants d’IUFM illettrés, fiers d’avoir atteint un niveau d’instruction élevé sans rougir de leur manque de curiosité et d’ouverture d’esprit. »
Rassurez-vous, ça ne finit pas bien — par un avortement qui est une sorte d’évacuation des illusions, le meurtre de la bonne élève qui a enfin compris qu’elle serait confinée dans des tâches extrêmement subalternes — ubérisée à vie. Comme dit l’ami Jérôme Leroy dans le numéro de Décembre de Causeur, « quand Aurélie revient à Grenoble, elle s’aperçoit qu’elle a vingt ans. On sait depuis Nizan que ce n’est pas le plus bel âge de la vie. De fait, Marion Messina ne nous aura rien épargné dans Faux départ. Elle aura même rempli, dès ce premier roman, le cahier des charges de tous les vrais écrivain : nous apporter, avec calme, de très mauvaises nouvelles et se livrer à un merveilleux travail de démoralisation du lecteur en lui tendant, tout simplement, un miroir ».
Miroir, mon beau miroir, dis-moi qu’il existe encore un ascenseur social. Eh non, dit le miroir, et il n’y a même plus d’escalier. Quand tu es né dans la rue, désormais, tu y restes. Et tout le reste est littérature.
Jean-Paul Brighelli – Bonnet d’âne
Marion Messina, Faux départ, Le Dilettante, 17€ — pas cher !