Un chauffeur de bus n’a pas toute la splendeur associée au poète, dans l’imaginaire du commun des mortels. Et pourtant l’homme effacé derrière son volant, son chien Marvin, son comptoir de bar favori, transmue son quotidien stérile en une production de mots poétiques.

Jim Jarmusch plonge son regard dans le quotidien d’un couple où chacun a sa manière de créer, d’exprimer son intériorité. Ce n’est pas que la communication fait défaut entre eux, mais Paterson, le héros qui conduit la ligne de bus du même nom, est plus enclin à s’exprimer sur ses carnets que par la parole. Les journées lui suffisent tant qu’elles sont suffisantes pour écrire un peu durant son temps libre. Autrement, il ne parle pas ou peu. Sa femme prend le relai et les rênes de son devenir, tout en douceur, en harmonie avec ce qu’il est.

Il y a une distance entre eux et pourtant leur relation n’en souffre pas

C’est si simple qu’on pourrait croire à la superficialité des désordres amoureux. Elle a de nombreux rêves et il n’en a aucun. Elle parle et il sourit, acquiesce. C’est une distance entre eux et pourtant leur relation n’en souffre pas. Le poète inconnu semble ne pas avoir besoin d’investir davantage le réel, il lui suffit de le percevoir autrement pour réaliser ce qu’il est et mettre à l’écart les projections sur l’avenir. Pour lui, écrire un vers est un rêve réalisé, mais il n’oublie pas d’emmener avec lui ceux de sa femme.

Le chauffeur traverse la ville de Paterson, qui porte le même nom que lui, en bus, à pieds, toujours sur le même chemin où il croise la population de la ville et son histoire. Par sa présence, il permet aux autres d’exister même si personne ne le connaît vraiment. Seul son chien le confronte, l’agace, et sait peut-être qui il est. Comme un double, à la fois ennemi et semblable.

« Créer, il faut créer ! »

Le scénario, calibré par les journées banales de la semaine, construit à partir de cette matière brute une légende : ceux qui naissent dans la ville de Paterson ont un talent artistique. Mais seront-ils connus ? L’important n’est pas là, la recherche de reconnaissance s’estompe avec le besoin de chercher, de tenter de devenir et d’aimer. Le film s’appuie d’ailleurs sur les matières, la peinture, le papier, les tissus, la cuisine, qui sont les moyens de conquérir le réel par l’imagination ou de renforcer le décalage entre les deux. « Créer, il faut créer ! » criait Goethe. Du noir et blanc pour elle, et de l’eau, de la bière, pour celui qui se laisse promener par son bouledogue anglais plus qu’il ne le promène. Alors pourquoi se laisser faire, a-t-on envie de leur demander ? Pourquoi rester ici, inconnus et soumis à la régularité du temps, alors que des talents émergent ?

« J’ai joué et perdu »

Il faut avoir de l’humour et une juste estimation de soi pour comprendre, comme le saisit très bien le Japonais venu en pèlerinage sur les lieux où, le célèbre poète, William Carlos Williams a vécu et écrit ses vers. Et il le cherche.

« J’ai joué et perdu » pourrait être la maxime de ce conte poétique, mais la perte n’est pas ici un signe de défaite, elle est nécessaire. En fait, les situations sont souvent déictiques, surtout celle de la fin, où le champ spatio-temporel introduit par le Japonais et sa recherche vient amplifier le présent, et le poète. Les seules véritables rencontres de ce film sont entre les poètes, ceux qui veulent allumer quelque chose.

La poésie s’empare parfois de tous les rêves, pourtant c’est au réel qu’elle rend son plus bel hommage. Elle n’est que là. Jim Jarmusch nous l’accorde et le montre en une peinture ordinaire d’où sort la beauté de la simplicité et, finalement, de la vérité.

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