En Allemagne, 1.300 personnes ont commencé à prendre des cours grâce à Kiron, une université en ligne gratuite dédiée aux réfugiés. Des étudiants parisiens espèrent répéter ce succès en France.
Un soir pluvieux de novembre, une vingtaine de personnes s’attablent dans une petite pièce surchauffée de l’incubateur de projets sociaux Senselab, dans le XIIe arrondissement de Paris. Presque exclusivement composé d’étudiantes dans leur vingtaine, le groupe participe à un «hold up», un événement à l’anglo-saxonne fait de «brainstorming» et de «pitch», où l’on pense «outside the box». Et «il n’y a pas de mauvaise idée», rappelle Vicky Peter, l’animatrice de la réunion. À l’aide de grandes feuilles arrachées sur le paperboard au fond de la salle, de markers et de post-its, les participants répartis en petits groupes dessinent la couverture de magazine de leurs rêves, imaginent des slogans et échangent leurs idées dans un mélange de français et d’anglais. Objectif: organiser une campagne de communication pour le lancement en France de Kiron, une université en ligne gratuite dédiée aux réfugiés et aux demandeurs d’asile.
En retrait du reste du groupe, Alyette Tritsch et Etienne Berges, étudiants à Sciences-Po et cofondateurs de Kiron France, viennent de passer deux heures à écouter les idées des participants sans intervenir. «Maintenant, ma semaine est foutue, car je vais devoir étudier toutes vos propositions, plaisante Etienne Berges à la fin de la réunion. Merci à tous, ça fait tellement du bien d’avoir des idées fraîches!»
1.300 étudiants en Allemagne
Les deux étudiants espèrent réitérer en France le succès de Kiron University, un projet devenu réalité en Allemagne. Après avoir levé 500.000 euros grâce au financement participatif et noué des partenariats avec des universités et entreprises allemandes, Kiron a accueilli une première promotion de 1.300 réfugiés en octobre 2015. Au terme de deux ans de formation en ligne et d’une troisième année «physique» à l’université, ils obtiendront une licence de commerce, d’architecture, d’ingénierie ou encore d’informatique.
«Au début, le projet n’était pas centré sur les réfugiés», raconte Juan David Mendieta, l’un des fondateurs de Kiron en Allemagne. Fin 2014 , il rend visite à son ami Vincent Zimmer, un entrepreneur allemand qui passe quelques mois en Turquie. Ce dernier s’intéresse depuis un moment au «blended learning», ou apprentissage mixte, une méthode éducative basée sur un mélange de cours physiques et en ligne, dans laquelle il voit une chance de réduire drastiquement le coût de l’enseignement supérieur. «Mais à ce moment-là en Turquie la crise des réfugiés devenait alarmante, se souvient Juan David Mendieta, et c’était évident qu’elle allait toucher l’Europe.»
De retour en Allemagne, Vincent Zimmer propose à Markus Kressler, un étudiant en psychologie investi dans l’aide aux réfugiés, de l’aider à monter son projet éducatif. Ils se mettent au travail en janvier 2015, aidés à distance par Juan David Mendieta, qui termine un master en Belgique et les rejoindra à plein temps quelques mois plus tard. Ils décident rapidement de centrer leur projet sur les réfugiés et demandeurs d’asile, une population qui rencontre de nombreuses barrières administratives pour entamer ou reprendre des études.
1.200 euros par étudiant pour trois ans
Principal avantage de ce mélange de cours en ligne et physiques: il revient moins cher qu’un cursus universitaire traditionnel
Contrairement aux universités traditionnelles, Kiron ne demande pas à ses étudiants de fournir leur passeport ni leurs certificats de scolarité pour s’inscrire. Ce sont des documents dont les réfugiés ne disposent pas forcément, et qu’ils peuvent difficilement récupérer dans leurs pays d’origine.
Une fois inscrits, ils peuvent commencer à choisir leurs cours. La première année leur permet de se mesurer à différentes disciplines avant de choisir leur voie, explique Kiron sur son site. «Les étudiants sont encouragés à tester de nouvelles idées et à se découvrir des passions cachées.» La deuxième année est celle de la spécialisation: les étudiants choisissent définitivement la licence dans laquelle ils souhaitent s’engager. Après ces deux années de formation en ligne, ils pourront rejoindre une des quinze universités partenaires de Kiron pour y terminer leur licence, en Allemagne ou ailleurs (États-Unis, Royaume-Uni, Grèce, Turquie et Ghana). C’est la mise en application de la méthode «blended learning» chère à Vincent Zimmer. Principal avantage de ce mélange de cours en ligne et physiques: il revient moins cher qu’un cursus universitaire traditionnel. Chaque étudiant coûte à Kiron environ 1.200 euros pour trois ans, contre environ 14.500 euros en moyenne pour une seule année universitaire classique Outre-Rhin.
Si les étudiants ne coûtent presque rien à Kiron, c’est parce que l’organisation à but non lucratif ne dispense pas ses propres enseignements. Elle met à disposition des étudiants une plateforme Web, via laquelle ils peuvent gérer leur scolarité et accéder à des cours en ligne venant d’universités ou de sites spécialisés comme Harvard et edX. La plupart sont en anglais. Seuls quelque uns sont sous-titrés en arabe, la langue maternelle de la majorité des étudiants de Kiron, originaires à 80% de Syrie. “Nous précisions clairement aux réfugiés lors de leur inscription qu’ils doivent comprendre l’anglais,” justifie Julia Mehr, en charge du soutien aux étudiants et de la section munichoise de Kiron.
Rester motivé, seul face à l’écran
Tout le défi est de ne pas les laisser suivre les cours dans leur coin, puis les abandonner en route comme le font la majorité des participants aux MOOC, ces cours massifs en ligne très en vogue il y a quelques années mais qui n’ont pas vraiment tenu leurs promesses de démocratiser l’enseignement supérieur. «Nous savons que certains de nos étudiants ne sont pas actifs, mais la plupart d’entre eux sont assidus», assure Juan David Mendieta.
Pour rester motivés, ils sont épaulés par des tuteurs (des étudiants vivant près de chez eux) et des professeurs d’université, auxquels ils posent des questions en ligne. Les réfugiés peuvent aussi discuter avec des psychologues bénévoles sur Skype. «La plupart de nos étudiants ont juste besoin de quelqu’un à qui parler de leurs problèmes de concentration, de différences culturelles ou d’intégration, affirme Julia Mehr. Mais s’ils ont subi des traumatismes, nous les redirigeons vers des structures thérapeutiques physiques.»
Kiron tente aussi de créer un esprit de communauté entre ses étudiants, comme il peut exister dans les universités traditionnelles. Cela passe par un forum d’entraide sur la plateforme web mais surtout par des lieux dans lesquels ils pourront bientôt se retrouver et travailler ensemble. «Même si les cours sont en ligne, nous devons fournir aux réfugiés des locaux avec des ordinateurs et une connexion internet», estime Juan David Mendieta.
Une centaine d’étudiants à Paris en 2016
C’est toute cette logistique hors ligne que Kiron est en train de mettre en place en France, afin de proposer des cours dès février 2016 lors d’un semestre test. L’organisation va lancer une classe pilote d’une vingtaine de personnes dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile à Paris. Les véritables cours débuteront au second semestre 2016, avec une promo d’une centaine d’étudiants tout au plus. C’est moins ambitieux qu’en Allemagne, reconnaît Etienne Berges, «mais nous préférons faire moins en étant certains de la qualité. Nous pourrons proposer un suivi aux élèves, leur apprendre le français, et nous assurer qu’ils suivent bien les cours».
Nous sommes une solution européenne à l’intégration des réfugiés
Juan David Mendieta, l’un des fondateurs de Kiron
D’ici-là, il faudra dégoter des locaux, du matériel et des bénévoles. Voilà pour les étapes relativement simples. Le plus difficile sera de trouver des universités partenaires, acceptant d’accueillir les réfugiés en troisième année et de faire de leur licence une formation diplômante. Comme leurs compères allemands qui ont reçu 120.000 euros de la fondation BMW, les équipes françaises de Kiron démarchent également des entreprises afin de décrocher des financements mais aussi des opportunités professionnelles pour leurs futurs étudiants (stages, mentoring, etc.). En revanche, ils n’auront pas besoin de lancer leur propre campagne de financement participatif. La maison-mère allemande va centraliser un appel aux dons en 2016 pour financer toutes les sections de Kiron qui sont en train de se créer. Car il n’y a pas qu’en France que l’initiative fait des petits.
Ambition internationale
Kiron travaille au lancement de branches au Royaume-Uni, en Suède, en Turquie et même aux États-Unis. «Nous avons été approchés par un groupe de professeurs d’Harvard qui souhaite nous aider à y obtenir des financements», raconte Juan David Mendieta. Si Kiron se focalise pour l’instant «sur les pays qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés», l’objectif est bien de «couvrir toute l’Europe», explique-t-il. Le bureau bruxellois de Kiron va d’ailleurs demander des subventions européennes. «Nous voulons leur vendre l’idée que nous sommes une solution européenne à l’intégration des réfugiés.»
Mais, pour réaliser toutes ses ambitions, Kiron ne pourra se reposer éternellement sur les fonds publics, les donations d’entreprises ou le financement participatif. Il lui faudra trouver un modèle économique pérenne. «À terme, nous voulons que chaque ancien étudiant qui a obtenu un emploi finance les études d’un nouvel arrivant», explique Juan David Mendieta. L’occasion d’aider ceux qui ont traversé les mêmes épreuves à prendre un nouveau départ.