« Ils ne sont rien » (Emmanuel Macron), ce sont des « sans-dents » (François Hollande), « Ils fument des clopes en roulant au diesel » (Benjamin Grivaux), « peste brune » (Gérald Darmanin)… À la télé, ce sont les Deschiens ; pour les ligues de vertu antiracistes, des « souchiens ». De qui parle-t-on ? Des « beaufs », évidemment.
Autrefois, les pauvres composaient avec les riches à la condition tacite que ces derniers participent à l’embellissement du monde. Louis XIV dépense des fortunes pour le château de Versailles ; l’Église tout autant pour la cathédrale de Chartres. Tout cela avait dû coûter bonbon en impôts. Mais, au moins, cet investissement participait-il du patrimoine commun à venir. Et même en 2018, il n’est pas besoin d’être royaliste pour visiter le palais du Roi-Soleil ou d’être catholique pour admirer la plus belle cathédrale au monde.
Aujourd’hui, ces écarts de richesse sont de moins en moins tolérés. Surtout depuis que les riches n’abandonnent derrière eux que des étrons multicolores. L’exemple le plus emblématique ? Georges Pompidou et le centre qui porte son nom. Quoique féru de poésie, fallait-il avoir des goûts de notaire de province pour ériger, en plein Paris, une raffinerie pétrolière aux allures de Meccano® rouillé ? Fallait-il être jobard pour porter au pinacle des barbouilleurs tels que Georges Mathieu (même si monarchiste), des carreleurs comme Victor Vasarely ou un peintre à peine digne de la butte Montmartre, genre Jean Dubuffet ? Le mauvais goût a toujours transcendé les classes sociales, et n’est-ce pas Molière qui, avec son Bourgeois gentilhomme, a campé à jamais la figure du « beauf glorieux » ?
Au moins, Georges Pompidou conservait-il un semblant de culture classique ; ce qui est nettement moins le cas de ses successeurs, dont les deux représentants les plus éminents demeurent les Dupond et Dupont du luxe en toc : Bernard Arnault (patron de LVMH) et François Pinault (celui de Kering, son équivalent). Là, c’est le carnage intégral. La fondation Louis-Vuitton du premier est une sorte d’origami de tôle, lâché en plein bois de Boulogne, dans lequel, à la notoire exception d’Egon Schiele, ne sont globalement exposées que des croûtes à peine plus regardables que le baromètre en forme de guitare et le canevas de cette biche s’abreuvant dans les sous-bois, dont même la « France d’en bas » ne veut plus depuis belle lurette dans son salon. Celle du second, sise au Palazzo Grassi de Venise, accueille les mêmes collections de ces colliers de nouilles à peine dignes d’une fête des Mères.
Pour tout arranger, ces deux gogos n’achètent que pour mieux revendre. Ce sont des spéculateurs investissant dans la nouvelle bulle spéculative qu’est devenu l’art conceptuel. Sans remonter jusqu’à François Ier, aussi fin connaisseur que fieffé voleur – en Italie, il n’a volé que le meilleur –, il suffit de se rendre à Paris, tout près du parc Monceau, dans l’hôtel particulier du défunt Moïse de Camondo, désormais transformé en musée Nissim-de-Camondo ; soit le nom de son fils, engagé volontaire après avoir devancé l’appel, durant la Grande Guerre, et mort aux commandes de son avion, en 1917.
Le propriétaire des lieux est issu d’une longue lignée de banquiers juifs sépharades ayant fidèlement servi l’Empire ottoman. En France, Moïse de Camondo fit de même de son nouveau pays d’accueil. Épris d’arts et de culture, il a accumulé en ce petit palais, que tout le monde peut visiter, moyennant une somme plus que modeste, monts et merveilles : peintures, meubles, bijoux, tentures et vaisselle. Chaque objet se devait d’être unique et signé par les meilleurs artisans français. À la mort de son fils, il a tout donné à ses nouveaux compatriotes, à condition que les photos du héros de 14-18, son fils Nissim, tombé pour la France, demeurent aux murs où lui-même les avait accrochées. À l’époque, les riches méritaient de l’être, dira-t-on. Et, surtout, savaient se tenir.
Nicolas Gauthier – Boulevard Voltaire