Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson

Se casser la gueule a donc ses vertus. On le savait au moins depuis que Jacques Brel nous l’avait glissé à l’oreille – à nous et à bien d’autres – un soir de l’automne 1988. « On n’en meurt pas de se casser la gueule. » Enfin, pas toujours.

Une nuit d’août 2014, à Chamonix, Tesson, Sylvain, écrivain dans la quarantaine débutante, chute de près de dix mètres alors qu’il escaladait la façade d’une maison. Avec quelques grammes dans les poches… Si l’exercice vous paraît saugrenu, il était tout à fait habituel au poète voyageur, mordu encore étudiant par la stégophilie, au point d’avoir été intronisé « Prince des chats ». Une chute violente, qui lui a valu de multiples fractures, l’expérience du coma et une longue convalescence entre les quatre murs blancs de la chambre d’un grand hôpital parisien. De ce dernier livre, Sylvain Tesson donne l’impulsion : « Un médecin m’avait dit : “L’été prochain, vous pourrez séjourner dans un centre de rééducation.” Je préférais demander aux chemins ce que les tapis roulants étaient censés me rendre : des forces. »

La cohorte des insoumis et des poètes

Avec Tesson, nous retrouvons ces réflexions de haute volée qui élèvent ses récits bien au-delà du petit livre d’aventure vécue. Nous tournons chaque page pour y retrouver un contemporain qui partage la lourdeur de notre condition et une irrépressible envie de se hausser, de vivre plus haut, de restaurer humblement, dans sa petite personne, un peu de l’harmonie qui manque au monde. Nous tournons chaque page pour y cueillir la pensée des sous-bois, l’aphorisme des froides solitudes dont nous ferons notre miel pendant de longs mois. Nous tournons chaque page pour y retrouver la veine des insoumis, et non des faux rebelles ; des poètes, et non des idéologues ; pour y relire à travers les lignes Bernanos, Jünger, Thoreau, Corto Maltese ou Roman von Ungern-Sternberg. Tesson refuse le monde du flux, de la liquidité, du virtuel, de l’accélération et du gigantisme. Il ne s’y oppose pas. Un pas de côté suffit à s’en extraire.

« Le Wanderer au regard acéré »

Incontestablement, c’est un Tesson assagi qui a sillonné les chemins noirs. Et, chose nouvelle, le voici qui confesse avoir rallié, partiellement du moins, le « c’était mieux avant » : « Je n’aurais plus honte désormais de m’avouer nostalgique de ce que je n’avais pas connu. » Parcourant les artères des villages vidés par l’hyper-modernité, le marcheur ne peut que déplorer : « Je me savais un goût pour l’odeur du tanin, les faces rouges et les longues tables de bois sous les charpentes des granges. J’aimais la substance des choses, la musique des objets, la promesse des soirées piquées de lampions. Et ce chant-là du monde, je ne l’entendais pas en ces corridors. Etait-il malséant d’établir une hiérarchie entre les choses ? » Un Tesson nostalgique donc, mais qui n’a pas renoncé à l’espérance, à ce désespoir surmonté. Un autre grand seigneur de la marche, Erik L’Homme, concluait récemment avec ces quelques mots sa lecture de Sur les chemins noirs : « Le Wanderer n’a rien perdu de son regard acéré. Son écriture est plus belle encore. Et tout ce qu’il a laissé dans sa chute, il l’a gagné en profondeur et en humanité. » A cela nous n’ajouterons rien. Il est temps de partir sac au dos.

Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, Gallimard, 15 euros.

Pierre Saint-Servant – Présent

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