Au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, du 2 octobre 2015 au 7 février 2016, est proposée une exposition intitulée « Warhol unlimited » qui présente plus de deux cents œuvres de l’artiste. Elle succède à l’exposition « Warhol underground » réalisée par le Centre Pompidou de Metz (jusqu’au 23 novembre 2015).
Convient-il de parler ici d’Andy Warhol ? N’est-il, par essence, l’artiste américain de la modernité ? Ses sérigraphies répétitives ne constituent-elles pas l’une des mystifications majeures de l’art contemporain ? Sa déclaration : « A l’avenir, chacun aura droit à quinze minutes de célébrité mondiale » ne donne-t-elle pas la mesure d’un personnage surfait ? Sa vie, qu’il a constamment mise en scène, n’entre-t-elle pas en consonance avec son œuvre plastique ? Dans son atelier d’artiste appelée The Factory, se croisait une faune interlope de drag queens, de drogués, de parasites, sans compter le sulfureux groupe de rock The Velvet Underground. Warhol, ouvertement homosexuel, y trônait au milieu d’une effrayante « cour des miracles », manipulant les uns et les autres à son seul profit. Il finit d’ailleurs, le 3 juin 1968, par recevoir une balle de pistolet (déclaré d’abord cliniquement mort, il arrivera néanmoins à survivre). Valérie Solanas, une féministe habituée de la Factory, déclarera à la police à la suite de ce crime : « Warhol avait trop de contrôle sur ma vie. »
Mais s’arrêter à cette image que Warhol voulait donner de lui-même, ne serait-ce pas se laisser duper par la diabolique habileté d’un homme dont la démarche artistique reposait précisément sur la manipulation des images ? Comment, pour mieux appréhender l’œuvre d’un tel artiste, ne pas avoir envie d’aller voir ce qui se cachait derrière l’apparence proprement « médiatique » de celui qui, inversion caractéristique, dissimulait ouvertement ses cheveux noirs à l’aide d’une perruque blanche ?
Requiescat
Un petit fait arrivé récemment est susceptible de nous mettre la puce à l’oreille : en 2010, on apprenait que Moe Tucker, la batteuse du Velvet Underground, affichait son soutien au mouvement conservateur Tea Party. Serait-il donc possible que ceux que nous prenions pour les symboles de la transgression moderniste soient autres que ce qu’affirme la doxa journalistique ?
Pour Andy Warhol, la révélation date du 1er avril 1987 : un peu plus d’un mois après sa mort (22 février), une messe solennelle pour le repos de son âme était célébrée à la cathédrale Saint-Patrick de New York, devant deux mille personnes toutes plus célèbres les unes que les autres. Or, dans son sermon, le prêtre déclara, à la stupéfaction de cet auditoire choisi, qu’Andy Warhol allait à la messe très régulièrement, presque tous les jours, et venait aider les volontaires d’une soupe populaire. Brusquement, le fait que, parmi les derniers tableaux qu’il avait peints, figurait une réinterprétation de La Cène de Léonard de Vinci, se chargeait d’un sens nouveau.
A partir de cette incroyable nouvelle, les enquêtes postérieures ont révélé qu’Andy Warhol portait une croix autour du cou et un chapelet dans sa poche, qu’à côté de son lit se trouvaient un crucifix et un livre de prière usé. Il s’inquiétait de savoir si son neveu Donald était bien allé à la messe le dimanche et finança les études sacerdotales d’un autre de ses neveux. Il avait rencontré le pape Jean-Paul II, et ce fut un moment clé de son existence. Bref, Andy Warhol menait une réelle vie religieuse, mais presque totalement en secret, en cachette de ses amis de la Factory même si, dans un entretien de 1975, on signale en passant qu’il revient de l’église, qu’il s’y rend en fait tous les dimanches et qu’il se confesse quelquefois.
Quant à sa vie sexuelle, il est clair que Warhol était homosexuel et ne s’en cachait absolument pas, en un temps où c’était certainement moins à la mode qu’aujourd’hui. Toutefois, même s’il a eu des liaisons, Warhol n’aimait pas le sexe et, en fait, n’était pas un « consommateur ». D’après le témoignage de ses proches, appuyé d’ailleurs sur les journaux intimes qu’il a laissés, il vivait en parfait célibataire et même, chose incroyable, serait sans doute resté vierge toute sa vie.
Une certaine éducation
Comment Andy Warhol en est-il arrivé là ? En vérité, c’est plutôt qu’il n’a jamais quitté ce qu’il était en profondeur. Andrew Warhola (son véritable nom) est né, en effet, le 6 août 1928 de parents émigrés aux Etats-Unis, respectivement en 1914 et 1921, en provenance de l’ancien Empire austro-hongrois. Ils étaient tous deux ruthènes, autrement dit il s’agissait d’Ukrainiens, et gréco-catholiques (ne disons pas « uniates », ce qui représente un quolibet méprisant, comme « intégristes » chez nous). La famille était très pratiquante : sa mère Julia, en particulier, qui ne parla jamais anglais et vécut avec lui jusqu’à sa mort en 1972 (trente ans après son mari), était fort pieuse et lui transmit un attachement intangible à la religion catholique. L’enfance d’Andrew a ainsi été bercée par le culte des saintes icônes, et il ne fait aucun doute que la théologie de l’image sacrée, qui irrigue toute l’aire culturelle byzantine, a largement influencé sa conception du rôle de l’image dans notre monde.
Le mystère des deux versants de cette vie, le public et le privé ; l’union étrange, chez Andy Warhol, d’un provocateur plutôt scandaleux et d’un chrétien authentique, doit nous interroger sur la complexité d’une œuvre artistique qui revisite constamment les icônes de la modernité, ces « mythologies » contemporaines dont parlait Roland Barthes en 1957, à peu près au moment où Warhol commençait sa carrière d’artiste.
Son œuvre plastique est immense, et d’une importance cruciale pour l’art contemporain. Pourtant, face à une vie si déconcertante, on se surprend finalement à se demander si l’apport artistique d’Andy Warhol ne devrait pas être interprété à l’aune de ce qu’affirmait bien avant lui un autre catholique déclaré, et néanmoins homosexuel, Oscar Wilde, le génial auteur du Portrait de Dorian Gray : « J’ai mis tout mon génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres. »
Jacques Breil – Présent
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75 116 Paris. Tel. 01 53 67 40 00. Site : www.mam.paris.fr. Ouvert du mardi au dimanche, de 10 heures à 18 heures ; nocturne le jeudi jusqu’à 22 heures.