Le nouveau film de Tavernier intitulé Voyage à travers le cinéma français retrace l’histoire de 50 ans du 7e art ; d’autre part, un recueil d’articles de Philippe d’Hugues, Au temps de la Nouvelle vague évoque, quant à lui, les films des années 1960-1965. Deux bonnes raisons d’aller trouver Philippe d’Hugues, un des meilleurs connaisseurs du cinéma.
— Tout d’abord, dans un précédent entretien accordé à Présent (18 avril 2015), vous avez raconté avoir été « M. Cinéma ». Vous avez donc bien connu le créateur de l’émission télévisée, Pierre Tchernia, qui vient de mourir. Quels souvenirs gardez-vous de lui ?
Pierre Tchernia. Sergio Gaudenti-Sygma via Getty Images
— Pierre Tchernia est un personnage comme j’en ai peu rencontré dans ce milieu : sympathique, naturel, droit, adorant le cinéma et aimant bien la télévision, pour laquelle il a quasiment inventé le journal télévisé. C’est grâce à lui, à Georges de Caunes et à quelques autres que le ton déclamatoire a été abandonné pour un ton plus direct et plus simple ce qui, au fond, lui ressemble tout à fait. Il tenait à un contact direct avec l’auditeur ou le spectateur et se montrait extrêmement sympathique avec les gens qu’il invitait, qu’ils fussent connus ou anonymes. On peut regretter qu’il n’ait pas mieux réussi au cinéma, auquel il se destinait tout d’abord (son film Le Viager est bon). Pierre Tchernia aimait ce qu’il faisait, c’est un bel éloge pour moi.
— Vous nous disiez aussi avoir fait partie, de par votre métier, d’une équipe qui allait réformer le cinéma français sous la houlette de Jack Lang, avec Bertrand Tavernier et Jean-Denis Bredin. Vous connaissez donc bien Bertrand Tavernier ?
— J’avais même rencontré, avant cela, Bertrand Tavernier aux Cahiers du cinéma, au début des années 60, auxquels je collaborais. Il y ficelait des paquets, puis a bien vite rédigé des notules où perçait un ton bien à lui. Je l’ai retrouvé au Centre national du cinéma, à la commission d’avance sur recettes. Nous nous sommes même brouillés à propos d’une avance refusée à Bresson, que je soutenais mais qu’il combattait. Il a reconnu plus tard que j’avais eu raison. Je l’aime beaucoup, quand il s’agit de cinéma, nous suivons tous deux la maxime de Léon Daudet : nous parlons cinéma ou littérature, pas politique ! Bertrand est honnête et sincère et, dans une bonne moitié de son œuvre, ce qui est considérable, un excellent cinéaste.
Permettez-moi de vous citer dans votre dernier ouvrage : « Tant il est vrai que, pour être moderne, la première condition, c’est de connaître et d’honorer ce qui a été fait avant vous » (p. 152). Ce livre et le film documentaire de plus de trois heures (qui passent très vite !) que Tavernier vient de nous donner, dans lequel il évoque les cinéastes qui l’ont marqué (Becker, Renoir) et ceux qu’il a rencontrés (Melville, Sautet, Godard), n’illustrent-ils pas tous deux cette remarque ?
— C’est exactement cela ! Tavernier reste un remarquable cinéphile, il connaît et aime intelligemment le cinéma. Son film sera suivi de trois sujets de 52 minutes destinés à la télévision, dont le premier est déjà quasiment terminé et, bien sûr, ces films paraîtront en DVD.
— Qu’est-ce qui vous a particulièrement plu dans le film de Tavernier ?
— Son entreprise est tout simplement remarquable. C’est un film d’amoureux… Il rappelle au spectateur l’histoire du cinéma français, qui ne s’est jamais interrompue de 1895 à bientôt 2017, même si Tavernier ne commence qu’avec le parlant. Dans les pires périodes, notre cinéma a toujours réussi à produire de grandes œuvres. Tavernier rappelle ceux qui les ont créées, Renoir, Becker, Carné, et d’autres aussi, Duvivier, Delannoy. Je le trouve un peu rapide sur René Clair et Grémillon, juste évoqué dans la remarquable séquence consacrée à Jean Gabin. Mais il doit y revenir.
« Tant il est vrai que, pour être moderne, la première condition, c’est de connaître et d’honorer ce qui a été fait avant vous »
Tavernier, effectivement, ne s’en tient pas qu’aux réalisateurs, il dresse aussi le portrait de certains acteurs, de scénaristes, de musiciens qui ont composé pour le cinéma…
— Il sait bien que tous jouent un rôle d’importance. Cela m’a fait plaisir, par exemple, qu’il cite longuement Maurice Jaubert, le plus grand musicien du cinéma français, jeune capitaine tué sur le Front en 1940. Tavernier met en valeur la profonde unité que cet univers musical original impose à une bonne partie du cinéma de l’époque, disons dans la période 1934-1940.
— J’ai été surprise de ne pas voir cité Claude Autant-Lara ?
— Sachez que Bertrand Tavernier lui voue une grande admiration. Autant-Lara, je le parie, occupera une grande place dans son prochain film. Tavernier a été un des premiers à rendre justice à ses deux scénaristes, Jean Aurenche et Pierre Bost, deux des cibles privilégiées de Truffaut, qui pouvait être injuste. Tavernier lui-même les a d’ailleurs choisis comme scénaristes pour au moins son premier film, et Un dimanche à la campagne s’inspire d’un roman de Pierre Bost.
— Certains critiques ont reproché à Tavernier les anecdotes dont il parsème son film, je trouve au contraire qu’elles en accentuent le côté chaleureux…
— Cette critique montre le travers de pseudo-intellectuels selon qui il ne faudrait se concentrer que sur l’œuvre. Je pense au contraire avec Sainte-Beuve et contre Proust que la vie de l’auteur apporte beaucoup à la connaissance de l’œuvre. Les anecdotes sont importantes, surtout dans un long film de ce genre. Elles illustrent le propos, le rendent vivant et sont fort bien choisies.
— Revenons-en à la politique : Tavernier n’est pas « de notre bord », mais aborde le sujet intelligemment…
— Tous les domaines abordés le sont intelligemment. N’oubliez pas l’héritage intellectuel familial de Bertand, fils de René Tavernier, directeur de Confluences, revue « résistante » créée en zone libre (dont le premier abonnement fut d’ailleurs pris au nom du maréchal Pétain !) Il a évolué dans un milieu intellectuel de gauche, il avait 26 ans en 1968 ! mais il a su élargir son horizon, car il est fort cultivé.
— Bertrand Tavernier fait mention de son amitié pour Schoendoerffer, « malgré leurs différences », et qualifie La 317e section de « meilleur film de guerre du cinéma français, et même du cinéma tout court ».
— Bertrand se laisse emporter pas des mouvements d’enthousiasme, mais il sait aussi, lui le spécialiste du cinéma américain, que Schoendoerffer a utilisé avec un grand talent les leçons tirées des films américains tels ceux de Walsh ou Fuller..
— Venons-en à la Nouvelle Vague et aux rapports entre cinéma et littérature. Vous citez à plusieurs reprises la phrase de Bresson : « Le cinéma est une écriture. » Comment l’entendez-vous ?
— Cette phrase rejoint la formule d’Astruc, la « caméra-stylo ». Le cinéaste doit se servir de sa caméra aussi librement que l’écrivain le fait de son stylo. Pour Astruc comme pour Bresson (qui se connaissaient très bien), le cinéma est un art abstrait, moins un art d’images qu’un art d’idées. Il est fait pour exprimer des idées, d’où le dépouillement de plus en plus grand des films de Bresson, eux-mêmes de plus en plus abstraits.
— Vous remarquez dans La Nouvelle Vague, en 1963, qu’il n’y a pas de film « de droite » car la droite a la bêtise de ne pas s’intéresser au cinéma. Cela vous paraît-il toujours vrai ?
— Cela est moins vrai, car nous avons eu Bresson, représentant de la droite catholique traditionnelle, Rohmer, qui s’est droitisé à mesure qu’avançait sa carrière, et aussi Pascal Thomas. Et que dire de ce fou de Godard ? Il a tout fait dans sa vie… Il a commencé dans nos eaux, avec Le Petit Soldat, interdit par la censure de de Gaulle qui craignait qu’il ne fût trop favorable aux « activistes ». Puis il a eu sa période maoïste, et il a enfin donné des films de moins en moins de gauche. Eloge de l’amour était particulièrement décousu, mais on y entend des vers du « Jugement des juges », de Brasillach…
— Il vous arrive de faire allusion aux amateurs de littérature et aux amateurs de cinéma, « frères ennemis » (p. 72).
— Il s’agit d’un constat : il fut un temps où il était redevenu de bon ton pour les écrivains de mépriser le cinéma, et où les cinéastes fuyaient la littérature comme un danger pour en éviter l’illustration pure et simple. Vous connaissez mon admiration pour Nimier, mais je l’accuse d’un contresens lorsqu’il dit en substance : « A quoi bon chercher des idées de scénarios ou de plans, avec Balzac et la peinture, nous avons tout le cinéma ? » C’est un paradoxe. Mais Nimier adorait avoir l’air de dire le contraire de ce qu’il pensait. Il mystifiait ainsi les imbéciles et riait dans sa barbe.
Traditionnellement, on trouve les deux attitudes : l’antagonisme littérature-cinéma, les écrivains étant persuadés de leur supériorité et les cinéastes jalousant un peu les écrivains, pendant longtemps plus considérés. Mais en même temps, un homme comme Cocteau illustre le contraire : il aimait l’une et l’autre et y œuvrait avec un égal succès. Il a trouvé un jour, à cette remarque méprisante d’un confrère écrivain : « Le cinéma, ce n’est pas durable ! », cette belle réponse : « Qu’est-ce qui est durable ? » Tout était dit…
— Quant à vous, vous aimez les deux, littérature et cinéma, de manière égale ?
— Oui, j’aime autant la littérature que le cinéma et inversement ! L’une comme l’autre m’accompagnent depuis le début de ma vie.
Propos recueillis par Anne Le Pape pour Présent
Philippe d’Hugues, Au temps de la Nouvelle Vague, Auda Isarn, 320 pages, 22 euros.