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Au carrefour de l’avenue Junot, de la rue Norvins et de la rue Girardon, à quelques pas de la place du Tertre, la porte de son atelier était ouverte en permanence. C’est un lieu dans lequel se rencontraient les sociétaires de la Comédie-Française, les écrivains Roland Dorgelès, Francis Carco, Pierre Mac Orlan, Marcel Aymé, Alphonse Boudard et un voisin, le docteur Destouches, « Ferdine » comme Gen Paul baptise Louis-Ferdinand Céline. Ces deux-là fréquentaient les vestiaires des cours de danse, assistaient aux répétitions et entraînaient quelques ballerines à l’atelier. Les rapports entre Gen Paul et Céline étaient complexes : je t’aime, moi non plus, pourrait-on dire, imbroglio d’une affection tumultueuse entre l’écrivain et l’illustrateur de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit.
Né de père inconnu, le 2 juillet 1895, 96, rue Lepic à Montmartre, à l’école communale de la rue Lepic, le jeune Eugène joue les terreurs à l’exemple des voyous du quartier, des « apaches » du XXe arrondissement, des anars de la bande à Bonnot.
Après la communale, il fréquente l’école de la rue où il côtoie les traîne-savates, les grisettes, les pochards et le petit monde des artisans. Remarqué pour ses dons pour le dessin, il passe désormais ses soirées dans un cours du soir afin d’en apprendre les rudiments. « Tout moujingue, je dessinais partout (…) Quand je n’avais pas de crayon, j’allais piquer des morceaux de charbon chez le bougnat et je traçais sur le trottoir des défilés qui n’en finissaient pas. »
Il est successivement apprenti tapissier, garçon boucher – apprend le louchébème, la langue du métier – pour assurer sa subsistance. Le 11 septembre 1914, il devance l’appel, est blessé au pied, puis mutilé au combat en 1915. Dès son retour à l’état civil en 1916, il s’installe dans une petite maison sise au 2 de l’avenue Junot à Montmartre où il demeurera jusqu’à sa mort.
Derrière sa fenêtre, cigarette aux lèvres, il regarde les passants, les gosses bagarreurs, dont certains deviendront célèbres : les petits Pierre Lazareff, Marcel Bleustein ou Jean Mongorgé – le futur Jean Gabin.
C’est en regardant de sa fenêtre le Moulin de la Galette juste en face de chez lui que l’idée lui vient de dessiner et de peindre l’ancien Blute-Fin des meuniers-fermiers érigé sous Louis XIV pour les Dames de Montmartre. Camille Corot, avant lui, l’avait peint à l’ombre de son grand parapluie bleu. Eugène Delâtre, imprimeur et peintre, l’initie à la gravure ; Juan Gris du Bateau-Lavoir lui offre pinceaux et tubes de couleurs. En 1920, il entre au Salon d’automne, rencontre le peintre aventurier Marcel Leprin à Marseille, découvre les vieux quartiers et les bordels de la cité phocéenne. Il visite le Pays basque espagnol, voyage à Bilbao, en Algérie, expose à Anvers et Londres. Peu à peu, sa peinture s’éloigne du pittoresque montmartrois des Utrillo, Génin, Quizet, bousculant les formes, les sujets, il crée une sorte d’expressionnisme personnel.
Au Prado de Madrid, il découvre les maîtres : Greco, Velasquez, s’entiche des fresques de Goya de l’église San Antonio de la Florida, coup de coeur qui l’incline aux pires extravagances : « Je suis monté dans un taxi et j’ai dit au chauffeur : Allez, à Gibraltar ! Le gars n’en revenait pas. J’connais pas cette rue, qu’y me répond… C’est pas une rue, c’est une ville. Tu vas tout droit. »