L’usage du carnet de croquis – « vade-mecum » d’un peintre qui se respecte –, est à mille lieues d’une marotte pour névrosé compulsif ou du pensum de tâcheron, le croquis, c’est la respiration de l’artiste, osons le mot : sa transpiration !
Le croquis c’est l’expansion naturelle de l’intime devenant universel, comme la voix, comme les larmes, incompressible jus des dieux, qui débordant à coupe pleine, répand son sapide mystère. Quel artiste s’il vous plaît, à l’effet d’une submersion si absolue, pourrait se défendre d’une généreuse ivresse, et poussé par la crainte, soustraire son carnet (et sa main) aux regards indolents d’une foule commune, qui fera ce que l’on ne permet pas aux mouvements des flux les plus spontanés ?
Imaginez la nature, lancée en cascade des cimes de l’Oisans aux abysses de l’Isère, retenir sa chute par la moitié, figeant subitement son cours en écharpe d’écumes et dire : « Excusez-moi, non, je n’y vais pas, trop de gens me regardent ! », aucun artiste, aucun poète, aucun fils de ce que Baudelaire a appelé « l’enfance retrouvée à volonté », personne ne peut se restreindre dans l’expression d’un jeu qui l’emporte. Si… l’artiste mercanti s’il en est, le croquis n’est pas rentable, il se vend peu cher, on en gaspille beaucoup, et cette pratique fait copieusement perdre son temps, sans parler d’un résultat qui par son manque de prétention – loin des cotations folles de Drouot, Sotheby’s ou Christie’ s… – met l’art le plus excellent en concurrence avec de simples cadeaux d’entreprise, des cadeaux d’anniversaire voire, des décors d’intérieur, alors disons qu’effectivement oui, si l’on se range à ces vues cupides, pour un résultat aussi nul, l’artiste professionnel doit se retenir du crayon, ou presque, car une ébauche, tant simple qu’elle soit, c’est malgré tout un petit peu plus que rien, la réverbération d’un rien, voir un brin de construction, en tout cas au moins un jet inspiré, une impression directe saisie au vol, le tropisme d’un goût cherchant à s’agglomérer la pensée , en somme : une création en devenir ou, pour l’exprimer en image d’avant-garde : « L’espoir de tous les possibles ». N’ayons pas peur des contradictions ! Cet exorde sans lequel il n’y à pas d’épilogue, cet axiome de départ, le croquis, n’est-il pas déjà tout ?
Qu’est-ce que le reste dans une œuvre, qu’est-ce que le résultat au fond ? Du travail, rien que du travail, et seulement du travail ! Germination laborieuse d’un authentique, qui pousse sur la graine vivante, d’un originel ! Comment cette unique preuve du talent qu’est l’étude préparatoire abandonnerait-elle sa cosse derrière la copie – in vitro – d’un simple « imitateur de la nature » ? Sans générosité ? Je ne sais ! Qui le sait ? En tout cas pas cet autre falsificateur de la création, l’autodidacte, qui en matière de dessin préalable ne laisse pas une plus grande empreinte de ses capacités. Faut-il en accuser alors l’époque, celle d’un ministre de la Culture, un directeur du goût national, qui prétendait – sans rougir – être « au matin du monde », rien avant, tout après !
Doit-on s’étonner qu’aux toquades de ce genre, un novice refuse sa confrontation analytique avec les maîtres, qu’il n’admette plus l’apprentissage que constitue le dessin à main levée ? Faut-il attendre du self-made-man persuadé que tout est neuf et efficace, self-made-man dont la résonance de ses propres idées donne en son vide préalable le sentiment de sa grandeur, de sa vastitude, faut-il attendre de ce pauvre arrière-faix qui en se propulsant jusqu’au bout de ses conséquences, voit si vite admiré ses résultats par le snobisme égaré, faut-il donc attendre de ce débris moderne de rien, le tout que constitue un humble croquis,humble et excellent tout à la foi, résultat supérieur d’une nature que l’on a contrainte par l’école des Anciens, intelligence faite chair par l’exercice d’une volonté comme l’archet d’un violon soumis par les gammes, non, allons, que l’on me laisse rire ! Le croquis ne triche pas lui, le croquis ne trompe pas, le croquis appartient aux seuls vrais artistes, ceux qui dès le café matutinal savent commencer la journée par ressentir et ébaucher ce qui fait vibrer leurs sens au plus intime .
Admirateur, défiez-vous des grands professeurs jurés d’esthétique et, loin de tout engouement par la théorie, contemplez la vertu simple et antidogmatique d’une esquisse au marc de café laissée un matin vaporeux,au coin d’une nappe en papier.