Tandis que le Gouvernement est habilité à légiférer par ordonnances pour réformer le code du Travail, reviennent à l’esprit deux siècles d’efforts soucieux d’humaniser la condition salariale dégradée en 1791. Cette année-là, les lois d’Allarde (2-17 mars), Le Chapelier (14 juin) avaient abattu corps de métiers et corporations; les confréries religieuses qui leur faisaient cortège n’étaient plus. À l’heure de l’individualisme souverain, ne devait subsister aucune organisation susceptible de regrouper patrons et ouvriers, ni même aucune association patronale ou ouvrière, fût-elle charitable.
De la société du passé était faite table rase; la suppression de tout corps intermédiaire entre les citoyens et l’État était le passage obligé pour construire la nouvelle « harmonie sociale »; le règne de la liberté ne tolérait aucune règlementation économique, celui de l’égalité faisait honnir toute hiérarchie corporative. À l’aube des temps contemporains et en matière de contrat d’embauche, l’ouvrier se trouvait placé sous le bon vouloir de l’employeur, qu’il s’agisse des horaires, du salaire ou autres modalités de travail.
La question sociale…
Sans doute faut-il souligner que les premières attentions publiques portées à la détresse ouvrière pudiquement nommée par le siècle de fer « question sociale » ont émané de consciences imprégnées d’enseignement catholique. Dès 1828, le préfet et futur député Alban de Villeneuve-Bargemont publiait Le Livre des affligés (1828), et rappelait, quelques années plus tard, les principes de l’économie politique chrétienne (1834). Livres qui sensibilisèrent une partie de l’opinion publique sans toutefois atteindre la notoriété des Misérables de Victor Hugo (1862); le terrible joug imposé à de pauvres travailleurs affectés aux labeurs les plus durs n’en était pas moins attaqué. Et la chronologie détaillée des successives lois venues réformer l’inhumaine condition subie par des familles convainc du rôle joué par des hommes politiques ne cachant pas leur foi chrétienne. La loi de 1841 interdisant le travail précoce des enfants avait porté trace des écrits de Villeneuve-Bargemont; élu en 1849, il siégea sous la présidence de Philippe Buchez en compagnie des députés de Melun, d’Azy, de Falloux qui attachèrent leur nom à diverses lois votée en 1850 et relatives aux logements insalubres, aux sociétés de secours mutuel (reconnues d’utilité publique), aux premiers contrats de retraite…
La voix puissante d’Albert de Mun
Après une République en vient une autre, sans pour autant tout éradiquer du passé; sous la Troisième du nom, des aristocrates fidèles à leur baptême furent encore élus en nombre. Albert de Mun (Ma Vocation sociale, Paris, Lethielleux, 1908.) fit entendre sa voix de tribun, de 1876 à 1914 – à de courtes interruptions près; en 1881 au Palais-Bourbon, il plaidait déjà en faveur d’une protection du travail à l’échelle européenne! Si toutes ses propositions, sans doute parce que tôt venues, n’ont pas abouti, il ne manqua pas d’apporter ses suffrages aux textes présentés par d’autres formations politiques lorsqu’il en approuvait la teneur. Émile Keller, député au long cours (entre 1859 et 1889) et d’autres encore, en firent de même dans les années 1880. L’interdiction du travail de nuit aux femmes et aux enfants, la fermeture des ateliers malsains, la limitation de la journée de travail, la procédure d’arbitrage en cas de conflit de travail, la liberté du dimanche… autant de débats législatifs que des militants sociaux souvent royalistes ont ardemment nourris.
La bombe Rerum novarum
Avec l’encyclique Rerum novarum (1891), résonnèrent puissamment les recommandations de Léon XIII. Il prit soin de préciser :
« L’État doit entourer de soins et d’une sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général » (Rerum novarum, Encyclique sur la condition des ouvriers, 15 mai 1891)
il mettait aussi en garde :
« Que la providence de l’État ne se développe pas contre toute justice naturelle ».
Dans la foulée, la lettre pontificale Au milieu des sollicitudes (1892), favorisa le ralliement à la République et le succès électoral des prêtres démocrates: les abbés Lemire, Six, Trochu, Gayraud, Roblot, Naudet, Garnier, le père Lecanuet densifièrent encore le programme de réformes à mener à bien pour humaniser les conditions de travail… Les mots prononcés par l’abbé Naudet à la fin du dix-neuvième siècle marquaient durablement les esprits :
« Le travail qui devait être un bonheur a été changé en véritable esclavage […] La surproduction amène le chômage, le paupérisme gagne chaque jour, et des masses d’hommes qui, paraît-il, sont doués de la majesté souveraine, se trouvent réduits à la mendicité. » (Cité par Robert Cornilleau, L’Abbé Naudet, Paris, Bloud, 1934.)
Le ministère du Travail réclamé avec persévérance par le vaillant abbé fut créé en 1906, mais le sénat professionnel souhaité ne verrait pas le jour. Le respect du repos de la nuit et du dimanche, la règlementation du temps de travail, la constitution de conseils d’arbitrage, la fixation d’un salaire minimum, des assurances obligatoires (invalidité, vieillesse) étaient également demandés par des laïcs catholiques, parmi lesquels le philosophe Fonsegrive, l’historien Georges Goyau, et encore Léon Ollié-Laprune, Brunetière, Jacques Piou, Lamy, Leroy-Beaulieu. Au Palais Bourbon, l’espoir en des lendemains meilleurs n’a pas été l’exclusif apanage des Partis radical (1901), socialiste (SFIO, 1905), communiste (SFIC, 1920); toutes les luttes menées pour le respect de dignes conditions de travail n’ont été gagnées ni à gauche de l’Hémicycle ni dans la rue.
Delocaliser pour fissurer
Il serait aisé de poursuivre au-delà de la Grande Guerre, mais cela pourrait tourner à une laborieuse énumération jusqu’au début des années 2000; à ce moment de leur histoire, les salariés et employés français disposaient d’un code du Travail des plus protecteurs de la terre. Qui aurait aussitôt pensé qu’il suffisait de délocaliser le travail pour fissurer d’abord, démanteler ensuite deux siècles de construction législative ? Assurément, le projet a germé dans les têtes les plus calculatrices en matière de profit. Certes, des rigidités sinon des excès ou abus s’étaient-ils introduits dans certaines lois ou règlementations venues complexifier à l’extrême la gestion patronale, notamment dans les petites et moyennes entreprises; gouvernants et législateurs ne sauraient se montrer durablement laxistes ou endurcis dans l’exercice de leurs mandats. Puissent-ils, en cette fin d’été 2017, faire preuve de sagesse.
* Geneviève Gavignaud-Fontaine est historienne, professeur des Universités émérite (Montpellier), auteur de Les Catholiques et l’économie-sociale en France, XIX et XXèmes siècles, Paris, La Boutique de l’Histoire, les Indes Savantes, 2011.