Après être passée par Fort Worth et San Francisco, l’exposition Le Nain est au Louvre-Lens. Cinquante-quatre tableaux des trois frères peintres (dont certains inédits), c’est une réunion de famille comme on n’en contemple qu’une fois ou deux dans sa vie.
La vie et l’œuvre des frères Le Nain constituent sans nul doute l’énigme la plus irritante, la plus hermétique de l’histoire de l’art français. On dispose d’un ensemble de tableaux rarement datés (entre 1641 et 1647) et qui, quand ils sont signés, le sont seulement du nom de famille ; de quelques documents positifs qui livrent des informations parcellaires ; de témoignages peu abondants, peu précis. On ignore donc exactement qui a peint quoi, l’essentiel des attributions à tel ou tel frère repose sur une tradition qui n’a pas deux siècles. On ignore qui fut leur maître à Laon, qui furent leurs maîtres à Paris. Le nom des Le Nain n’a jamais disparu de l’histoire de l’art. Mais on ne savait même plus s’ils avaient été des peintres français ou flamands et les attributions douteuses avaient bon cours. C’est l’écrivain laonnois Champfleury qui a ouvert le dossier Le Nain en 1850, éveillant une curiosité qui n’a pas cessé. Le mystère a fait naître tant d’études, tant d’hypothèses, que presque chaque tableau est enseveli sous une stratification de lectures subjectives et de réfutations qui rend le problème davantage incompréhensible.
Issus d’une famille de vignerons et laboureurs propriétaires, les trois Laonnois – Antoine, Louis et Mathieu – naissent au début du XVIIe siècle. Ils s’installent à Paris… ce qui est un anachronisme : c’est dans la corporation de Saint-Germain-des-Prés qu’Antoine est reçu maître en 1629. Dans un contexte parisien où fourmillaient les peintres français et flamands, les frères Le Nain ont sans doute pensé qu’ils ne réussiraient pas à se faire trois prénoms, d’où cette signature indifférenciée pour imposer leur patronyme. Ce qui a marché au-delà de leurs espérances puisqu’on peine à distinguer avec certitude les trois mains.
Des peintres lancés
Faut-il imaginer les Le Nain, d’après leurs origines et les toiles paysannes qui les ont rendus célèbres, en peintres quasi paysans ? Ce serait une grossière erreur. Leurs origines sont la bourgeoisie rurale. A Paris, ils côtoient la bonne société, ils ont les réseaux qui permettent de décrocher des commandes pour les églises et pour Notre-Dame, pour l’Hôtel de ville, bref ils sont recherchés, reconnus. Louis Moreau du Bail les dépeints sous les noms précieux de Florange, Polidon et Silidas dans un roman à clefs : encore une piste embrouillée de prénoms (Les Galanteries de la Cour, 1644).
En mars 1648, les trois frères sont reçus membres de l’Académie royale de peinture qui fait ses premiers pas, et qui n’est pas une assemblée de croûtons fatigués : les peintres de l’Académie veulent échapper à la tutelle des corporations et se battre pour que la peinture s’émancipe de son statut d’artisanat. Hélas ! Antoine et Louis meurent à quelques jours d’intervalle en mai de la même année, âgés d’une petite quarantaine. Mathieu, lui, mourra en 1677. La collaboration avec ses frères semble l’avoir tiré par le haut. Une fois qu’ils sont morts, les années passant, il peint de pratique, oubliant de regarder les choses. Les documents le montrent d’ailleurs plus préoccupé d’une carrière militaire, de la gestion de ses propriétés en Laonnois, d’un titre de noblesse, que de la qualité de sa peinture.
Les pièces du puzzle
L’affiche de l’exposition du Louvre-Lens – exposition digne de celle de Paris qui fit date, au Grand Palais, en 1978-1979 – représente l’Allégorie de la Victoire sous forme de puzzle. Très bonne image. Les tableaux de Le Nain sont autant de pièces d’un puzzle dont l’image à reconstituer manque, dont une grande quantité de morceaux est absente de la boîte (les spécialistes estiment la production perdue ou non encore repérée à 90 %). Mais il serait stérile et injuste de ne les voir que sous cet angle. Nous avons d’abord face à nous des œuvres d’art qui – loin des incertitudes innombrables – nous offrent leur indéniable beauté : l’art d’Antoine et de Mathieu avec leurs qualités et leurs limites, l’art insurpassable de Louis.
Antoine a des naïvetés qui touchent à la maladresse : ses compositions sont parfois malhabiles, avec des personnages accumulés ou mal campés (Le Bénédicité). Mais il est un grand peintre d’enfants (Les Jeunes Musiciens, Les Petits Joueurs de cartes), et a des coloris merveilleux : des bruns nombreux, du rouge, une touche bleue, tout cela liés par des blancs, telle est son harmonie récurrente, discrètement joyeuse. Antoine fut réputé pour ses portraits. Peu subsistent, mais celui d’Henri de Lorraine (petit cuivre) montre sa capacité à saisir la ressemblance et à vivement la fixer. La Réunion musicale (1642) nous donne-t-elle un aperçu de la vie mondaine des trois frères ? Ses douze figures semblent autant de portraits, que de minutieuses comparaisons avec des gravures du temps permettraient peut-être d’identifier.
Mathieu est moins facile à cerner. A sa bonne période, il a un pinceau délié qui tend à l’élégance ; mais sa carrière post fratres se présente, en l’état actuel, en dents de scie. C’est au point qu’on peut se demander si certaines des œuvres qu’on lui attribue à un âge tardif ne devraient pas… être classées parmi ses œuvres de jeunesse ? Tel était l’avis de Jacques Thuillier concernant L’Adoration des mages d’Abbeville, dont les maladresses de dessins et de composition sont flagrantes, et à la regarder de près je le suis. Les commissaires de l’exposition, avec Jean-Pierre Cuzin, y voient une œuvre tardive datable des années 1660 par son côté « baroque ». On se demande comment un peintre qui a peint la belle Mise au tombeau ou les Joueurs de cartes quinze ou vingt ans plus tôt peindrait cette Adoration fautive, même en lui supposant une forte dose de négligence. Revient toujours la question des mains à l’œuvre : les remarquables Pélerins d’Emmaüs du Louvre, donnés à Mathieu, ont des personnages (la jeune fille et les deux enfants à droite) qui semblent revenir… à Louis.
Les scènes paysannes
Des paysans, vieux et jeunes, rassemblés dans un intérieur. Au premier plan, un chat ou un chien, ou les deux ; une poterie ou une bassine, ou les deux. A l’arrière-plan, une haute cheminée rustique où pétille la flamme. Le pain et le vin. Voilà les données qui ont fait la célébrité des « scènes paysannes » de Louis – des « gueuseries », dira-t-on à la fin du XVIIe avec mépris, la hiérarchie des genres régnant. Quelles toiles extraordinaires pourtant ! Loin de l’agreste humeur qui anime les toiles paysannes hollandaises ou flamandes, ici tout n’est que gravité et silence. Loin de la lecture « socialiste » du XIXe siècle qui y discernait une revendication sociale, ici c’est la dignité d’une condition qui s’impose. Louis, à Paris, n’avait pas oublié les gens de la campagne laonnoise et la sympathie avec ses modèles est grande. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant est un portrait, une personne que l’on pourrait connaître. Le peintre leur prêtait certainement une part de la gravité qui lui appartenait en propre. Il n’est pas impossible que le pain et le vin soient des allusions liturgiques ; ne le seraient-ils pas que la dimension sacrée des toiles paysannes n’en serait pas diminuée.
Les tableaux d’extérieur ne sont pas moins forts : il y a un paysagiste en Louis, et des figures qu’on n’oublie pas, comme ces femmes à l’enfant dans les bras (à l’arrière-plan du Puits et des Paysans devant leur maison). Il y a un peintre animalier qui brosse avec une sûre désinvolture trois culs de cochons (La Charrette), ou qui fait d’un âne ou d’une vache le personnage principal de la toile. Il y a le peintre de tableaux religieux. L’accrochage qui réunit L’Adoration des bergers, Saint Michel dédiant ses armes à la Vierge et La Nativité de la Vierge prouve que les commissaires de l’exposition ont raison d’attribuer un registre étendu à Louis : car des toiles comme le Saint Jérôme et la Madeleine pénitente sont d’autres chefs-d’œuvre, au même titre que les deux versions de La Forge (version mythologique et version « artisanale »), ou La Victoire, nu casqué mais plus douce que soldate.
Comme le démontre la comparaison avec les peintres proches avec qui on l’a parfois confondu, l’art de Louis Le Nain apparaît – et plus les ressemblances sont insistantes, plus la spécificité s’affirme – comme inimitable.
Trois frères unis
Dans un acte de donation au dernier vivant après décès (daté du 1er décembre 1646), Antoine, Louis et Mathieu expliquent cette donation « pour la bonne amour et affection qu’ils se portent l’un l’autre », « pour la bonne amitié fraternelle qu’ils se portent » et en raison du « long temps qu’il y a qu’ils demeurent et travaillent ensemble sans s’être séparés ». Comment ne pas être touché par cette fraternité incarnée ? « Trois frères unis… » Le début de l’énigme de La Licorne pourrait être celui du mystère Le Nain. « Trois frères unis, de conserve peignant au soleil de Paris… » Et si, comme dans Tintin, la solution du mystère était sous nos yeux ?
- Le mystère Le Nain. Jusqu’au 26 juin 2017, musée du Louvre-Lens (Pas-de-Calais).
Tableau de tête : Louis Le Nain, Saint Jérôme. Signé en bas à gauche : « Le Nain f[ec]it 164[3 ?] », 1643, huile sur toile, 71,5 x 92 cm. Paris, collection particulière. © Sotheby’s/Art Digital Studio © Service presse / musée du Louvre Lens
Le catalogue
Le catalogue de l’exposition de 1978-1979 restera une référence mais il est dépassé sur plusieurs points, en particulier du fait des découvertes d’autres tableaux ces dernières années et des recherches scientifiques menées sur les toiles. Le catalogue de l’exposition du Louvre-Lens, dont les notices sont signées Nicolas Milanovic et Frédérique Lanoë, est une mise à jour de nos connaissances sur les Le Nain, avec de fidèles reproductions couleurs – mais rien ne vaut de voir les toiles – et plusieurs contributions passionnantes : « Les frères Le Nain à l’heure du marché de l’art : l’invention de la noble “gueuserie” », par Mickaël Szanto qui place les peintres dans leur contexte économique ; ou encore « Les Le Nain et la peinture religieuse à Paris », par Guillaume Kazerouni. Une perception toujours plus juste du milieu social, religieux et artistique qui fut le leur est nécessaire pour éviter tout contresens.
- Editions Liénart et Louvre-Lens. 370 pages, 39 euros.