Rencontre avec Jean Raspail

Le jour de mon anniversaire, j’ai bu un verre de Muscadet avec Jean Raspail. Ce pourrait-être une nouvelle déclinaison de Smartbox : offrez le coffret « Mon écrivain préféré ».

Sonner à la porte de Jean Raspail dans la France de 2018, c’est un peu comme rencontrer Michel Houellebecq dans la France de 2060. Si elle existe encore.
Sauf que son style à lui, serait plutôt bien peigné, façon « dîner-en-ville » qu’ébouriffé, manière « lendemain-de-cuite », chaque époque ayant les prophètes – et les codes esthétiques – qu’elle mérite.
C’est un superbe vieillard – étant une femme, j’ai le droit de commenter l’élégance des hommes, le contraire serait évidemment indécent – qui m’ouvre la porte. Droit comme un if, arborant cravate fleurdelisée. Dandy et « racé », comme disait ma grand-mère qui, étant d’un temps que les moins de 80 ans ne peuvent pas connaître, ne pensait pas à mal en utilisant ce mot-là.

Jusqu’à présent, je ne l’avais vu qu’au milieu d’une foule d’anonymes, faisant la queue devant sa table, un bouquin serré contre le cœur, avec l’espoir irrationnel de décrocher une dédicace personnelle, comme si d’un seul regard, un écrivain avait ce pouvoir de vous deviner tout entier. J’ai tous les classiques dans ma bibliothèque – Sire, ou L’Anneau du pécheur – mais aussi les injustement méconnus, comme les terrifiants Yeux d’Irène. Et puis évidemment, Le Camp des Saints. C’est du reste la première question que je lui pose : n’en-a-t-il pas sa claque qu’on le bassine avec Le Camp des Saints ? Ce livre-là, traduit dans toutes les langues européennes, n’a-t-il pas écrasé les autres, enfermé son auteur par sa notoriété polémique, comme Autant-en-emporte le vent a collé à la peau de Margaret Mitchell ?

Jean Raspail, fait un geste de dénégation. Non, il n’est pas agacé, ni lassé. Parce que ce livre « étrange », c’est le mot qu’il emploie, qu’il a écrit « comme ça », d’une traite, lors d’un séjour au bord de la Méditerranée, sans plan ni réflexion, ne sachant pas le soir ce qu’il allait écrire le lendemain, et qui a déjà frappé l’imagination de tant d’hommes politiques et intellectuels à travers le monde, « peut, dit-il modestement, encore servir ». Parce que c’est un livre qui rajeunit de jour en jour : plus actuel aujourd’hui qu’il ne l’était en 1973, au moment de sa parution.

IL a même failli faire l’objet d’une adaptation cinématographique hollywoodienne. John Boorman avait contacté Jean Raspail avant de décider, in fine, de tourner Excalibur. L’an prochain, une adaptation théâtrale sera donnée à Francfort. Sur une scène, comment donc représenter la foule, premier rôle de ce roman ? « Eh bien dans la plus grande tradition shaekspearienne, par des pancartes ! », s’amuse Jean Raspail. Il est vrai que l’unité de temps et de lieu qui caractérisent l’œuvre se prêtent bien au genre.

Changerait-il aujourd’hui la chute, sans espérance et aux accents aussi apocalyptiques que le titre ? Non, répond gravement l’auteur. C’est très « difficile à dire », mais il a la conviction qu’il n’y en a pas d’autre possible.
Dépeindrait-il encore cette marée humaine anonyme dénuée de tout visage, de toute individualité, contraire à ce que commande la charité ? Il hausse encore les épaules : « on m’en a fait, en effet, souvent le reproche. Mais c’est ainsi que cela m’est venu ».
Pourtant, Jean Raspail a la foi, et ne s’en cache pas. En catholique romain identitaire et décomplexé – que les controverses picrocholines de sacristie sur ce sujet n’atteignent guère – il entonne à voix forte « Catholique et français toujours ! » avec la fraîcheur d’âme d’un enfant de Marie. « C’était épatant quand il y avait une religion solide qui s’interpénétrait avec la nation. » C’est « la force des juifs et des Russes ».

Pensant peut-être à tel autre nonagénaire controversé dont les mémoires font actuellement florès en librairie, je lui demande s’il ne veut pas raconter – ultime roman – celui de sa vie. Si je me crois originale… cinquante fois, au moins, qu’on lui pose la question ! Mais pourquoi aurait-il besoin de se raconter ? Cela n’intéresse que sa famille. Le reste est dans ses livres. À l’ère Angot et Millet, tant d’humble pudeur semble presque baroque.

La pornographie, d’ailleurs est ce qui lui déplaît dans l’œuvre de Houellebecq – non que cette pornographie le choque, mais elle l’ennuie ! Il part d’un grand rire – Houellebecq qu’il considère pourtant comme le plus grand écrivain du moment.
Mi-flagorneuse, mi-sincère, je lui glisse que son genre de Cassandre avait quand même plus de mérite : pressentir la soumission en 2015, nul besoin d’être TRÈS grand visionnaire, en revanche, avoir une telle prescience en 1973, alors qu’il n’y a aucun précédent dans l’Histoire d’invasion désarmée… il ne dément pas.

Le tome suivant ? La suite du Camp des Saints ? Il secoue la tête. Ce n’est pas lui qui l’écrira. Il prédit simplement ce qu’il appelle des « isolats », des « clans », des « regroupements naturels » de « gens qui ne voudront pas céder ». Pour lui, La Manif Pour Tous en est un. Conscient ou non. On n’est pas loin des « lucioles » évoquées par Philippe de Villiers.

Et à la fin ? À la fin, lâche-t-il, c’est Dieu qui décidera.

Quelques jours se sont écoulés. L’occupation de la Basilique Saint-Denis puis le sacrifice du lieutenant colonel Beltrame ont fait la une de l’actualité. On ne saurait mettre évidemment sur le même plan les deux évènements, mais ils ont pourtant un point commun : les acteurs en sont « raspaillens ». Quand il vous dit que d’autres que lui écriront la suite. À la fin, Dieu décidera. Dieu qui, comme disait Paul Claudel, écrit droit avec nos lignes courbes.

 

 

Gabrielle Cluzel – Boulevard Voltaire

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