La Vrije Universiteit d’Amsterdam lance cette année une grande étude sur la population de six grandes villes européennes, en partant du constat qu’aux Pays-Bas, les Néerlandais blancs « natifs » (ou « de souche ») sont déjà une minorité ethnique dans le centre-ville d’Amsterdam. L’étude dirigée par Maurice Crul s’intéressera, moyennant un financement de 2,5 millions d’euros, à Amsterdam, Rotterdam, Francfort, Anvers, Malmö et Vienne.
Le financement provient du Conseil européen de la recherche (ECR) pour une étude qui constitue une première. Jamais aucune université ne s’était intéressée à ce phénomène majeur. L’enquête durera cinq ans et porte cet intitulé révélateur : « Devenir une minorité ».
On pourrait imaginer une approche inquiète, l’idée que les autorités européennes s’alarment d’une situation inédite. Il n’en est rien. Il s’agit plutôt de voir comment tout cela peut fonctionner convenablement et de s’intéresser, mais oui, à la manière dont des autochtones peuvent s’intégrer dans ce nouveau paysage multi-ethnique. Jusqu’à présent, toutes les études sociologiques se penchaient plutôt sur l’intégration des étrangers dans leur pays d’accueil.
Tout est parti du constat de Maurice Crul, qui enseigne à la fois à Rotterdam et à Amsterdam, que le parti anti-islamique de Geert Wilders recueille bien plus d’adhésion et de suffrages dans la première ville que dans la seconde. A Rotterdam, près d’une personne sur trois d’origine néerlandaise vote pour le PVV, une proportion bien plus importante qu’à Amsterdam.
« Comment se fait il que dans certaines villes la diversité croissante dans la ville ou dans le quartier est perçue comme l’un des plus grands problèmes existants par les gens, alors qu’il n’en est rien dans d’autres villes ou quartiers ? Quelles conditions, quelles circonstances doivent-elles être réunies pour obtenir l’intégration sans bruit de l’ancien groupe majoritaire dans des villes super diverses ? Crul se penchera surtout, au cours des années à venir, sur cette question : où et comment l’intégration réussit », explique la présentation du projet BAM (Becoming a Minority) par l’Université libre d’Amsterdam.
Cette intégration à l’envers est donc le centre et le but de la recherche.
Le sociologue qualifie les Néerlandais blancs des centres-villes d’Amsterdam, de Rotterdam, mais aussi et de plus en plus des villes moyennes des Pays-Bas de « groupe oublié ». Pour Maurice Crul, loin de s’intégrer, ils font de l’« auto-ségrégation », vivant dans une « bulle blanche » qui les conduit à envoyer leurs enfants dans une « école blanche » et préférant vivre dans un « quartier blanc ». Ils ont peu d’amis d’origine immigrée.
Au contraire, les personnes d’origine non-occidentale se mélangent bien davantage : les Turcs, les Marocains, les Surinamois et les Antillais ont des cercles d’amis bien plus diversifiés.
Dans cette logique, la « multiculturalité » est un concept déjà dépassé. La nouvelle tendance est à la « superdiversité » où la question des racines devient peu à peu sans objet, note ainsi un article intitulé « Rotterdam en 2037 ». Aujourd’hui, souligne Eeva Liukku, diplômée en philosophie, la ville compte officiellement 50 % d’habitants immigrés ou issus de l’immigration, c’est-à-dire, ayant au moins un parent né à l’étranger (on ne parle donc même pas de ceux qui ont des grands-parents turcs ou marocains) : « Nous sommes une ville majoritairement composée de minorités ». C’est ce concept-là qui sera mis sous la loupe par Crul et son équipe de sept chercheurs. Un concept qui met l’accent sur « la diversification de la diversité », et où l’on s’intéresse surtout aux différences à l’intérieur même des groupes. Pour Liukku, c’est une tendance qui ne se limite pas aux Pays-Bas ou aux pays à forte immigration en Europe, mais qui se constate de plus en plus dans l’ensemble du monde. Toutes les grandes villes, en somme, seraient appelées à entrer dans cette « superdiversité ».
Maurice Crul la décrit ainsi : « Lorsqu’il n’y a plus de groupe ethnique majoritaire, chacun doit s’adapter à chacun. La diversité sera la nouvelle norme. Cela exigera sans doute l’une des modifications psychologiques les plus importantes de notre époque ».
Le sociologue ne mâche pas ses mots dans un entretien avec le quotidien irlandais Trouw. Les Blancs, en voie de devenir une minorité ethnique vont devoir ce trouver une place en s’intégrant dans la nouvelle ville, diverse, explique-t-il :
« A Amsterdam nous y sommes : ce groupe y est déjà une minorité. Il n’y a plus qu’un jeune de moins de 15 ans sur trois qui soit d’origine néerlandaise. Si vous voulez voir ce qu’il en est de l’intégration, il faut regarder ce groupe-là aussi. Qui s’adapte à qui lorsqu’il n’y a plus de majorité ? »
« L’intégration marche aujourd’hui dans les deux sens. Un Néerlandais turc peut devenir votre dirigeant. Ou encore, votre enfant peut faire parti d’une minorité à l’école. Voilà la nouvelle réalité à laquelle l’ancienne “majorité dominante” va être confrontée. Et cela peut provoquer des frottements », observe-t-il encore.
Il souligne notamment ce qui se passe dans les zones de construction nouvelle, prenant l’exemple d’Ijburg à Amsterdam, construite pour les classes moyennes avec des logements à acheter et à louer pour des gens de groupes très divers. C’est un lieu où ont surgi de nombreux conflits ethniques. « Les personnes d’origine néerlandaise se sont rendues compte de l’apparition d’une importante classe moyenne parmi les immigrés de deuxième génération. Ceux-ci sont parfaitement capables de s’exprimer et n’acceptent pas qu’on leur dise comment il faut “vivre ensemble”. Après tout, tout le monde est nouveau-venu dans ce quartier. Le fait qu’ils ne formaient plus une majorité a provoqué des résistances parmi les Néerlandais blancs. Voilà en deux mots ce qui attend les autochtones aux Pays-Bas ». On ne saurait être plus clair.