Comment évoquer Jean Clair sans rappeler qu’il fut élu au 39e fauteuil de l’Académie Française face à Pierre Bergé, dans un round remporté par seize voix contre sept ? Ne peut-on y voir un symbole ? Autant philosophe que critique d’art, Clair est – avec Aude de Kerros – l’un des observateurs les plus lucides de la révolution esthétique et « spirituelle » que représenta l’avènement hégémonique de l’art contemporain. A l’intouchable Picasso – dont il dirigea plus de quinze ans le musée parisien – il reprochait dès février 1967 « d’avoir incarné le désordre et favorisé l’agonie pour inoculer finalement à l’art actuel son goût immodéré du néant ». Tombant de Charybde en Scylla, l’amateur d’art a vu Jeff Koons et Anish Kapoor remplacer Braque et Picasso lui-même.
L’art, miroir d’une époque
L’art dit beaucoup de l’état moral d’un peuple, de sa Weltanschauung, ou plus précisément de ceux de son élite. Et la domination incontestée de l’art contemporain sur la vie artistique française ne fait qu’illustrer le lent délitement de notre vieux pays dans bien des domaines. La Part de l’ange n’est pas un essai sur l’art tel qu’il ne sert plus le beau, mais le journal d’un esthète meurtri qui balaie du regard son époque, les avant-postes comme les vestiges de l’ancien monde, le sien.
Sur le rapport extrêmement nouveau que nous entretenons avec le temps, Clair a des mots définitifs, car l’accélération est probablement l’un des traits les plus saisissants de la modernité qui n’a « effleuré un monde immuable que pour aussitôt le détruire ». Délaissant la forme habituelle du journal, chronologique, Jean Clair a rassemblé ses pensées en bouquets. Bien paresseux sera le lecteur qui ne saura, ainsi aidé, faire son miel de telles fleurs.
Qui du crépuscule ou de l’aurore…
En « réactionnaire authentique » selon la belle figure qu’en peignit Gomez d’Avila, Jean Clair n’hésite pas à tremper sa plume dans l’encre de la nostalgie. Nostalgie des campagnes lourdes de la séculaire présence des mêmes lignées et légères du chant incessant d’une nature choyée, nostalgie des lents apprentissages et des rites sans âge, nostalgie de la rigueur d’une enfance qui menait à la vie d’homme et d’un monde qui n’avait pas été ramené aux lilliputiennes proportions du village global, nostalgie… Mais Jean Clair est un esprit bernanosien, son espérance naît du désespoir surmonté, et son chapitre XXIV ne débute pas vainement avec les mots d’Octavio Paz : « Nous ne savons même pas si nous vivons un crépuscule ou un nouveau matin. » Pour susciter l’aurore, il faut savoir en chacune de nos vies préserver la « part de l’ange », cette offrande retenue sur l’essentiel qui était dans les sociétés anciennes sacrifiée aux dieux, signe de la verticalité qui doit éviter à l’homme de sombrer dans l’abaissement. « En vérité, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis plus que tout le monde. Car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour faire leur offrande, mais elle, elle a pris sur son indigence ». On n’oublie pas impunément la part de l’ange…
La part de l’ange, par Jean Clair de l’Académie Française, éditions Gallimard.
Pierre Saint Servan – Présent