Il y a quelques semaines, L’Express révélait que le site d’opinion et d’analyse Causeur allait lever 160 000 euros auprès de Xavier Niel (Free), Charles Beigbeder (Poweo) et Thierry Wilhelm (Doxa). L’indépendance et la liberté de ton de ce “salon de réflexion” en ligne comme il aime à se décrire sont-elles menacées ? Nous avons interrogé la journaliste Elisabeth Lévy, rédactrice en chef et l’historien Gil Mihaely, directeur de la publication.
Elisabeth Lévy, le fait que vos nouveaux actionnaires aient des participations significatives dans de très nombreux autres médias en ligne ne vous gène-t-il pas ? Xavier Niel est actionnaire du Monde, de Terra Eco, de feu Bakchich, Charles Beigbeder d’Atlantico…
Non. Si des gens mettent du fric dans Causeur, ça n’est pas pour le couler. Et l’intérêt de Causeur, c’est sa liberté de ton. Nous mettre à suivre l’actuel train-train nous tuerait… Je pense que faire appel à des investisseurs, car c’est moi qui suis venue les chercher, n’a rien d’infamant. C’est le modèle bêtement libéral. Je vais vous dire, que ces personnes nous rejoignent m’amuse beaucoup : je suis réellement pluraliste, ça n’est pas un colifichet pour moi. Comme je l’explique dans Les Maîtres-censeurs (2002, les éditions Lattès, couronné du prix Jean-Edern Hallier, NDLR), il faut combattre les opinions par les opinions. Alors si Xavier Niel, Thierry Wilhelm et Charles Beigbeder investissent chez nous, c’est plutôt encourageant. C’est même plutôt chic en terme de crédibilité, d’être en si bonne compagnie ! (rires)
Vous ne craignez pas pour votre indépendance éditoriale ?
Ne soyez pas paranos comme certains ! On n’est pas dans la situation de Serge Dassault avec Le Figaro (filiale de la Socpresse, qu’il contrôle à 87%, NDLR). Et puis, pour acheter notre indépendance, il faudrait un peu plus de fric ! (rires) Ces nouveaux actionnaires ont rejoint un site qui a une identité forte et ils le savent.
La publicité ne vous rapportait pas assez ?
La pub sur Internet s’est avérée décevante, mon confrère de Rue 89, Pierre Haski, est d’accord avec moi : il ne faut pas croire à ces conneries.
Pourquoi ne pas avoir fait appel à vos lecteurs ?
Nos lecteurs, on les sollicite déjà pour s’abonner à notre mensuel. Ils peuvent prendre un abonnement de soutien à 100 euros s’ils souhaitent nous aider, ce que certains font. C’est l’avantage d’avoir un lectorat CSP+ comme le nôtre.
Comment se porte votre lectorat justement ?
On a un très bon taux de réabonnement : on a récemment dépassé les 2 000 abonnés. Quand je pense que lors de son lancement, le journal Causeur était censé être un produit d’appel de notre site. Aujourd’hui, c’est le contraire, le fric rentre grâce au mensuel dont le contenu est 100% original.
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Gil Mihaely, quelles sont les garanties d’indépendances dont vous disposez ?
Pour être très concret, aucun des nouveaux actionnaires n’est majoritaire à lui tout seul, loin de là. Dans le cas d’une coalition contre l’équipe fondatrice de Causeur, il faudrait au moins 3 ou 4 actionnaires. De plus, toute la valeur de Causeur, c’est la matière grise de la rédaction. Alors en cas de coalition contre nous, on quitte le navire et les actionnaires restant se retrouveront avec 0 euro 0 centime… Il s’agirait d’une victoire à la Pyrrhus. Avec la clause de conscience, on pourrait partir à plusieurs. Un tel départ tuerait Causeur.
Comment se porte Causeur ?
On reçoit désormais 300 000 visiteurs uniques par mois, un chiffre en hausse. Notre objectif est d’être plus rentable en maintenant l’audience actuelle. Le papier va nous y aider, il nous a déjà sauvé. Le pure-player, ça ne marche pas en dessous d’un million de visiteurs uniques mensuels. Actuellement, on est encore déficitaire mais le projet présenté à nos nouveaux actionnaires prévoit des mois d’équilibre opérationnel au dernier trimestre de l’année 2012, dans 18 mois. On terminera l’année 2012 en perte mais avec quelques mois d’équilibre. Chacun des acteurs doit trouver son modèle économique. Mais même quand les publications web qui auront survécu seront rentables, du point de vue du journalisme, de la profondeur de l’information proposée aux citoyens, ça n’aura rien à voir avec le printemps du journalisme.
Vous êtes pessimistes…
Non. Je constate qu’en ce moment certains sites commencent à apercevoir le bout du tunnel. On voit la terre promise. Mais pour le moment, elle est très pauvre et aride. Et elle ne sera pas très fertile. Peut-être assisterons-nous à une nouvelle vague de lancement de médias dans 10 ans dont le modèle sera le Washington Post du Watergate. Je veux parler de médias qui ont les moyens de payer deux ou trois journalistes 5 000 euros par mois pour 2 ou 3 papiers de 5 000 signes sur un énorme scandale agro-alimentaire. Un scandale sur lequel il aura fallu enquêter pendant 8 mois… C’était possible dans certaines rédactions anglo-saxonnes qui comptaient 600 cartes de presse il y a 30 ou 40 ans. Peu importait si des journalistes ne publiaient pas tous les jours. Aujourd’hui, les structures de nos médias sont trop légères pour de telles enquêtes.
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