Entretien avec Dawid Wildstein, un journaliste polonais qui a passé plusieurs mois auprès des populations civiles kurdes en Turquie entre la mi-2015 et janvier 2016. Notre entretien sur la politique de terreur d’Erdoğan au Kurdistan turc s’est déroulé le 27 janvier 2016 à Varsovie :
Les forces de l’ordre turques tuent des civils sur leur territoire ?
Il y a eu une exécution de masse à Van, 12 jeunes hommes, de 18 à 20 ans. Bien entendu les Kurdes affirment qu’il s’agissait de civils et la Turquie de terroristes. Mais d’après les médecins qui ont examiné les corps ils ont tous reçu une balle dans la tête, et donc c’était forcément une exécution. Douze personnes exécutées sans jugement. C’étaient peut-être des combattants du PKK, mais ce n’est même pas sûr. Les tireurs d’élite turcs abattent régulièrement des civils. C’est une information confirmée et je les ai personnellement vus tirer sur des civils.
Vous pensez que le PKK est réellement une organisation terroriste ?
À l’heure actuelle, non. Mais elle peut le devenir. Si les Turcs continuent, le PKK va probablement vouloir étendre la guerre à l’ouest de la Turquie et ils vont frapper des civils, et donc devenir des terroristes. Mais aujourd’hui, depuis plusieurs années, le PKK n’attaque pas les civils. Parce qu’il faut tout de même rappeler que cette organisation a des choses très graves sur la conscience. À une certaine époque, notamment dans les années 90, ils tuaient des civils et ils ont même attaqué des écoles. Mais les Turcs aussi commettaient des crimes. Aujourd’hui, les Kurdes ne font que se défendre : ce sont les Turcs qui attaquent. Je n’ai pas de sympathie particulière pour le PKK car ce sont des communistes et ils ont des liens avec la Russie. Mais peu importe mes sympathies politiques, il faut dire la vérité sur ce qui se passe aujourd’hui dans les villes kurdes en Turquie et que j’ai vu de mes propres yeux. Non seulement ce sont les Turcs qui attaquent, mais ce sont aussi eux qui tuent des civils.
Avez-vous vu vous-même des civils abattus par des balles turques ?
Oui, j’en ai vus.
C’étaient des personnes qui pouvaient être prises pour des combattants ?
Non, il y avait aussi des femmes qu’on ne pouvait pas confondre avec des combattants. Et si je n’ai pas vu la scène du meurtre, il y a eu par exemple à Bismil ce gosse de 13 ans environ que les Turcs ont attrapé sur une aire de jeu. Ou à Cizre quand ils ont tué un autre enfant de 13 ans.
Et vous avez-vu très clairement que c’étaient les Turcs qui avaient tiré pour les tirs dont vous avez été témoin ?
Non, je ne peux pas dire que j’ai vu le départ des tirs, mais leur origine était évidente. Je savais clairement où stationnait l’armée et d’où partaient les tirs. Ce n’étaient pas des combats de rue entre Turcs et Kurdes mais des tirs qui partaient de là où se trouvaient les troupes turques. De la même manière quand il y avait des tirs d’obus de char d’assaut, je n’avais pas besoin de voir le char pour savoir qu’il était turc.
“On pourrait multiplier les exemples de civils abattus qui ne pouvaient pas être pris pour des terroristes. Il est évident que les Turcs cherchent à terroriser la population.”
Vous voulez dire que les Turcs utilisent de l’artillerie contre des quartiers résidentiels ?
Oui. Cela s’est intensifié depuis. Quand nous étions là-bas, il y avait parfois des tirs contre un quartier à la fois, par exemple à Diyarbakir, Silvan, Şırnak, Silopi, et Cizre. Dans ces cas-là, les Turcs verrouillaient un quartier entier et procédaient à des tirs contre ce quartier. Maintenant ils font cela pour des villes entières. Quand nous étions à Silvan, qui était loin de la zone couverte par l’état de guerre, les policiers turcs sont passés dans la rue principale et ont lancé plusieurs séries de tirs de carabine, tuant deux personnes. Deux civils assis à une table de café. Toujours à Silvan, une grenade turque tombée dans une cour d’immeuble a gravement blessé une femme qui était en train de laver du linge. Nous sommes arrivés là moins d’une minute après l’explosion et elle avait le visage déchiqueté. Et encore quand nous étions à Silvan une femme a pris une balle de sniper dans le ventre et a agonisé dans la souffrance. Quand j’étais à Bismil ils ont tué 6 personnes, dont des enfants. Lors de mon dernier séjour au Kurdistan turc, un sniper a abattu à Cizre une femme enceinte de 8 mois et l’enfant qui l’accompagnait. On pourrait multiplier les exemples de civils abattus qui ne pouvaient pas être pris pour des terroristes. Il est évident que les Turcs cherchent à terroriser la population.
Avez-vous une idée des motivations turques ? Qu’en disent les Kurdes eux-mêmes ?
Les Kurdes ont différentes théories à ce sujet et celles que je vais exposer en font partie. Au départ, cette escalade de la terreur avait un but très concret. Aux élections législatives de juin 2015 Erdoğan a perdu sa majorité à cause du HDP, un parti qui n’est pas uniquement kurde mais qui a des affiliations très fortes avec les Kurdes. C’est à ce moment-là qu’a démarré cette guerre de la Turquie contre sa population kurde. Erdoğan a fait jouer le nationalisme turc et en même temps il a terrorisé le HDP et la population kurde. Aux élections de novembre 2015, le HDP a obtenu moins de voix qu’en juin. Forcément, dans tout le Kurdistan turc c’était la guerre. Grâce à cette stratégie, Erdoğan a obtenu la majorité dont il avait besoin. Beaucoup de gens pensaient que ce serait la fin de la terreur. En tout cas avec cette intensité, parce qu’il y a toujours eu des enlèvements et des meurtres de la part des forces de l’ordre turques. Or, la Turquie continue son escalade de la terreur. Personnellement je vois deux explications possibles.
La première, c’est que cela continue à payer dans l’optique de la dynamique insufflée par Erdoğan en vue de transformer la Turquie en pays à régime autoritaire. Car en ce moment toutes les libertés sont violées. La Turquie n’a jamais été un modèle de démocratie, mais depuis 3-4 mois les droits civiques n’y sont plus respectés du tout, et pas seulement dans la partie kurde. Le but de la terreur, ce peut-être pour les dirigeants actuels de conforter un pouvoir oligarchique et mafieux indépendant de la volonté des électeurs.
La deuxième chose, c’est que la Turquie, et c’est évident, veut être un empire, au moins au niveau régional. L’un des objectifs de la Turquie c’est d’en finir avec la Syrie. Les Turcs s’opposent depuis longtemps à Bachar el-Assad, et ils n’ont pas été heureux de voir apparaître Rojava, le Kurdistan syrien autonome qui empêche la Turquie de contrôler la Syrie. Bien plus que ne le font l’État islamique ou même Assad.
C’est pourquoi il y a des situations terribles à Nusaybin, en Turquie, à 1 km de Kameshli qui est, de l’autre côté de la frontière, une des villes les plus importantes du Kurdistan syrien. Pour moi, la Turquie cherche à pousser les unités de l’YPG et de l’YPJ, les organisations armées kurdes syriennes, à venir en aide aux Kurdes côté turc. Erdoğan aura alors un prétexte pour attaquer Rojava afin de pouvoir contrôler la Syrie.
“J’ai parlé avec des dizaines de réfugiés de Kobané à Suruç, côté turc, et ils disaient tous la même chose : ils ont vu pendant les massacres de civils perpétrés par l’État islamique à Kobané à partir du 25 juin 2015 des groupes de djihadistes arriver depuis la frontière turque sans être inquiétés.”
Que pensez-vous des accusations de collaboration de la Turquie avec l’État islamique ? Notamment à la lumière des attentats contre les Kurdes de Turquie revendiqués par l’EI qui ont suscité des bombardements turcs contre… les Kurdes syriens ?
Il est clair que tous les attentats revendiqués par l’EI avant celui d’Istanbul avaient frappé exclusivement des Kurdes et des représentants du HDP. Et il est aussi évident que ces attentats ont bien arrangé les affaires de la Turquie qui s’est alors mise à bombarder les forces kurdes en Syrie et en Irak au lieu de l’État islamique. Mais il y a autre chose. Tous les Kurdes avec lesquels j’ai parlé qui étaient à Kobané lors de l’attaque de juin 2015 par l’État islamique m’ont affirmé que les terroristes de l’EI étaient arrivés par le nord, depuis la frontière turque, déguisés avec des uniformes du YPJ, les unités féminines kurdes syriennes. Cette attaque de l’EI n’aurait pas pu avoir lieu si les Turcs n’avaient pas laissé passer ces unités sur leur territoire et traverser la frontière en direction de Kobané. J’ai parlé avec des dizaines de réfugiés de Kobané à Suruç, côté turc, et ils disaient tous la même chose : ils ont vu pendant ces massacres de civils perpétrés par l’EI à Kobané à partir du 25 juin des groupes de djihadistes arriver depuis la frontière turque sans être inquiétés.
Autres éléments qui indiquent une collaboration de la Turquie avec l’EI, même si je n’ai pas vu cela moi-même, c’est la ville de Gaziantep qui est infiltrée par l’EI, qui y soigne ses combattants. Et puis il y a toutes ces photos de camions-citernes qui acheminent le pétrole de l’EI en Turquie. Il y a eu cette journaliste américaine d’origine iranienne, Sereny Smith, qui a perdu la vie dans des circonstances particulièrement troubles un jour après la publication de son enquête sur ce trafic, où elle en donnait des preuves très concrètes. Il y a aussi ces groupes paramilitaires qui se revendiquent eux-mêmes de l’EI et qui commettent des horreurs contre les populations civiles dans plusieurs villes du Kurdistan turc. J’en ai vus en personne à Sur et à Diyarbakir, et j’ai vu aussi leurs publications sur les réseaux sociaux. J’ai vu aussi les inscriptions qu’ils laissent où ils invoquent Allah et le djihad et se réclament de l’EI, en territoire turc. Le HDP a demandé une enquête sur ces groupes paramilitaires mais l’AKP a refusé. Que ce soient vraiment des gens de l’EI ou des groupes chargés par le pouvoir turc de semer la terreur dans la population kurde en se faisant passer pour l’EI, cela en dit long sur la politique menée par la Turquie…
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Dawid Wildstein a publié plusieurs reportages sur la situation au Kurdistan turc dans la presse polonaise à sensibilité conservatrice et catholique, et il a été plusieurs fois le correspondant de la télévision conservatrice Telewizja Republika dans la région. Avant de s’intéresser au Kurdistan, il est allé à la rencontre des migrants sur la route des Balkans après avoir été l’envoyé spécial en Ukraine du journal Gazeta Polska et de la télévision Telewizja Republika (voir l’entretien de janvier 2014 avec Dawid Wildstein sur la situation en Ukraine).
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