« Je hais l’idéalisme couard qui détourne les yeux des misères de la vie et des faiblesses de l’âme. Il faut le dire à un peuple sensible aux illusions décevantes des paroles sonores : le mensonge héroïque est une lâcheté. Il n’y a qu’un héroïsme au monde : c’est de voir le monde tel qu’il est et de l’aimer. » Romain Rolland
« Je ne demande à ma patrie ni pensions, ni honneurs, ni distinctions : je me trouve amplement récompensé par l’air que j’y respire ; je voudrais simplement qu’on ne l’y corrompît point. » Montesquieu
Tribune libre de Kader Hamiche (partie 1/3)
Saint Augustin, en revanche, c’est la classe. Voilà un vaurien qui exerce tous les métiers, se livre à la débauche et fait les quatre cents coups pendant une bonne partie de sa vie et qui, tout d’un coup, est touché par la grâce à trente-trois ans, c’est-à-dire à l’âge où le Christ meurt et où, paradoxalement, il commence vraiment à exister aux yeux de toute une humanité. Il a bien calculé son coup, le bougre ! C’est amusant et absurde mais ça me fait penser à ces Maghrébins, piliers de bistrots et gibiers de potences, qui ont appris l’islam à Fleury-Mérogis et se retrouvent à peu près au même âge à faire les imams, prêcher la morale aux pères de familles et enterrer les morts musulmans dans les banlieues.
De grâce, si je meurs un jour, ayez pitié de moi et ne me laissez pas entre les mains de ces fossoyeurs de religion, ni enterrer dans un carré musulman ! Mais pour revenir à Saint Augustin, il faut reconnaître que, par la suite, il a été bon, et ce, dans tous les domaines. Devenir l’un des bâtisseurs de l’Église catholique, apostolique et romaine et le principal artisan de la doctrine du christianisme, en utilisant son propre exemple pour l’édification de milliards d’individus à travers les siècles, et en inventant au passage un genre littéraire : chapeau, l’artiste ! Ça me plaît bien, cette idée d’une filiation, même improbable et lointaine, avec un type qui parle de Dieu en ces termes : « Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle… C’est que vous étiez au-dedans de moi et moi, j’étais en-dehors de moi… », et qui a permis à la chrétienté de dominer le monde.
Non pas que le christianisme m’attire particulièrement, au contraire. De toutes les religions ayant adopté le dogme aristotélico-platonicien de l’univers mû par un moteur lui-même immobile, d’où surgit l’idée de Dieu créateur et incréé, c’est celle qui s’est le plus laissé détourner de son message originel. Polluée par des arguties conceptuelles contradictoires, paradoxales et, pour certaines, hermétiques à l’intelligence, la religion catholique est devenue un culte idolâtre et pour tout dire polythéiste. Le catholicisme, avec ses rites à la fois simplistes et impénétrables et sa rhétorique spécieuse capable de dire tout et son contraire, est un vrai sac de nœuds, incompréhensible pour toute intelligence également assez rationnelle et ouverte pour faire la part des choses entre la foi et la superstition.
De ce point de vue, le protestantisme et le jansénisme, dans leur morale épurée inspirée de Saint Augustin, justement, et l’islam nettoyé des scories de ses prescriptions sociales et politiques, sont plus proches de l’idée que je me fais de la religion. Ceci étant, je suis assez mal placé pour en juger car il me manque l’essentiel : la foi. Mais Albert Einstein ne parle-t-il pas de la « religiosité cosmique » qui fait de certains mécréants des saints ou des allumés ? Je me reconnais assez dans cette notion, quoique je ne parvienne pas à choisir dans laquelle de ces deux catégories je m’inscris.
Aussi suis-je un mécréant respectueux des religions, qui m’interpellent en tant que philosophies. Sur ce plan, le cousinage entre le christianisme des premiers temps, le protestantisme, l’islam, et le catholicisme dans sa version janséniste est évident et invite à l’œcuménisme. C’est rassurant pour celui qui, bien que né musulman, comme tout le monde (6), se revendique à la fois mécréant et respectueux des croyances. Un laïc, en somme, que seuls rebutent l’athéisme militant, qui mise tout sur l’intelligence, et le fondamentalisme religieux qui, au contraire, récuse toute intelligence, les deux se rejoignant par cela qu’ils cultivent également l’intolérance. Car c’est le niveau de civilisation auquel les différentes religions ont porté leurs adeptes qui m’intéresse.
De ce point de vue, la performance du christianisme sous toutes ses formes est prodigieuse. « Je suis chrétien par l’histoire et la géographie », disait De Gaulle. Quoique non-croyant, je souscris d’autant plus volontiers à cette profession de foi que, ce faisant, je n’ai pas le sentiment de trahir mes ancêtres. Et je suis heureux que les Berbères aient été parmi les premiers à avoir embrassé la religion – donc la civilisation – chrétienne, ce, bien avant les Européens. Et même, d’avoir été parmi les premiers à l’avoir adoptée en masse avant qu’elle s’étende à toute l’Europe et au bassin méditerranéen à partir de l’Afrique du Nord, justement, et, en partie, sous leur impulsion. Depuis, les Berbères n’ont jamais cassé le lien qui les unissait à l’origine au monde chrétien.
Certes, l’islam et les Arabes se sont facilement implantés au Maghreb, mais ils n’ont finalement réussi à n’en coloniser tout à fait ni les territoires ni les esprits. Ils n’ont jamais réussi à affaiblir complètement et durablement l’attachement des Berbères et, singulièrement, des Kabyles, à leurs origines, mais aussi l’attrait et la fascination qu’ils ont toujours éprouvés pour l’Occident, un peu comme si, instinctivement, ils reconnaissaient en lui quelque chose d’eux-mêmes. « Je ne suis pas musulman et je ne suis pas arabe ! », criait Matoub Lounès avant d’être assassiné, sans doute par ses frères trop timorés pour le suivre sur cette voie.
Une profession de foi, un mot d’ordre, un slogan, que des millions de voix kabyles crient maintenant à la face de leurs occupants du moment. Treize siècles d’islam et d’arabisation plus ou moins forcée et forcenée n’ont en rien altéré le sentiment délicieux des Berbères d’être des gens « différents » et de constituer comme tels une nation. Un sentiment national qu’ils ont, au prix de formidables sacrifices comme la relégation dans les montagnes par les Arabes, l’exil et la déportation des meilleurs d’entre eux, et la confiscation du plus gros et du plus fécond de leurs terres par la troisième République radicale (7), athée, raciste et maçonnique, consciencieusement entretenu en restant le plus possible à l’écart des envahisseurs et en tâchant de préserver leurs modes d’organisation sociale et politique, et même leurs croyances, très largement hérités des Romains. Tout en ayant toujours le souci de perpétuer leur appartenance à la civilisation romano-chrétienne par des signes visibles et dont le sens s’est malheureusement perdu dans le temps. C’est ainsi que les femmes berbères reproduisent le signe de croix en langeant leurs bébés et ont porté jusqu’à ces toutes dernières années – les canons de la beauté ayant changé avec l’avènement de la télévision – des croix tatouées sur le front en gage de soumission du cœur à l’ancien ordre religieux. Mais surtout, et c’est ce qui perdurera, les Berbères portent sur eux physiquement, à chaque instant et pour l’éternité, cette identité qu’ils ont en commun avec le monde romain et, donc, si on extrapole, la France.
Suite et fin jeudi…
6. C’est le sens même du mot « musulman » qui signifie « créature soumise à Dieu » (je veux bien faire cette concession, à condition qu’on ne veuille pas m’imposer une définition de Dieu).
7. Cinq cent mille hectares après la révolte de Mokrani en 1871.