Comme toute idée contestable, la volonté de préserver à tout prix certains éléments du patrimoine urbain revêt les apparences du bien. Une idée généreuse débouche pourtant sur des phénomènes inquiétants, voire nocifs, si l’on se place sur un plan politique.
Depuis plus de dix ans, dans bon nombre de villes européennes, les centres-villes ont été si bien soignés par différentes mesures (piétonisation, installation de lignes de tramway…) qu’ils ont fini par perdre de leur âme. Sous prétexte d’embellissement, ils ont, en réalité, été aseptisés.
Le résultat ne s’est pas fait pas attendre : les centres-villes deviennent l’apanage d’une certaine population. Les couches populaires, voire les classes moyennes, ont quitté les centres-villes. Il n’y plus de mixité sociologique, mais bien une polarisation au profit d’un groupe social. Certes, il y a les « pratiquants occasionnels », comme ceux qui travaillent en centre-ville ou tous ceux qui rôdent pour différentes raisons (fêtards, etc.). Mais en aucun cas, cela ne traduit un véritable équilibre social. Une cité – au sens classique du terme – doit forcément être équilibrée, car elle permet à des êtres humains de s’épanouir. Elle ne saurait devenir un agrégat fugitif, ce qui ne ferait que traduire les pires dérives de la modernité. À la limite, les seuls à vraiment trouver leur compte sont les touristes. Il est vrai qu’ils retrouvent des scènes qui correspondent à ce qu’ils voient dans les cartes postales…
La patrimonialisation a eu ainsi des effets pervers. En voulant conjurer les centres-villes de l’automobile, en voulant les soustraire de la pression du reste de la ville et de la banlieue, on a créé les conditions idéales d’une hausse de l’immobilier. Vertu publique, vice privé… Devenant inaccessibles, les centres-villes s’isolent à leur manière du reste de la cité. Leur supposé esthétisme préservé cache un monde d’âmes mortes.
Politiquement, la traduction de ces politiques est désastreuse : on se retrouve avec une upper-class qui vote au centre, à gauche ou écolo, dont le culte de la fraternité universelle (immigration, etc.) ne saurait masquer son penchant ségrégationniste. C’est ainsi cet électorat typé qui prône le mariage homosexuel ou l’euthanasie, qui donne à la gauche (entendue au sens large) ses meilleurs scores… La France en sait quelque chose. Les résultats de ces dernières années démontrent que les votes en faveur des candidats et des formations les plus hostiles aux idées traditionnelles se recrutent dans les villes. Si l’on regarde bien, la défense des unions contre-nature est aussi la traduction d’un phénomène urbain de déliaison. Dans ces lieux où les humains sont noyés, privés de certains repères, les idées les plus folles surgissent, d’autant plus encouragées par un cadre qui conduit à un certain narcissisme. On peut tout ré-imaginer car on est forcément à l’abri du besoin. Nos sociétés modernes ont ainsi accouché d’une nouvelle bourgeoisie qui s’épanouit dans ces lieux aseptisés.
On peut s’interroger sur les conceptions cachées – elles n’osent pas leur nom… – qui président à cette perspective.
Il y a d’abord cette idée qu’il faut préserver les habitants de toutes les nuisances jusqu’à les isoler. Si l’objectif n’est pas choquant, il ne faut pas oublier que le centre-ville appartient à la ville. Le centre-ville n’est pas un quartier. S’il est lié à la ville, il doit aussi la refléter. Il serait paradoxal qu’il finisse par devenir résidentiel ! En gros, on recrée au centre les marges, alors que, généralement, c’est plutôt le schéma inverse qui s’impose.
Il y a aussi cette curieuse conception de la tradition qui sied parfaitement à des sociétés qui s’en éloignent. On imagine que les générations précédentes se complaisaient dans cette patrimonialisation. Assez curieusement, on fait de la tradition de l’ancien. Pourtant, la tradition c’est de l’ancien transmis. Le patrimoine des centres-villes avant tout été conçu pour des êtres humains. Les bâtiments et configurations ont d’ailleurs été sans cesse été modifiés. Il ne serait certainement pas venu à l’esprit de leur concepteur qu’ils fussent inertes ! À titre d’exemple, les avenues et rues à angle droit d’un centre-ville ont avant tout été conçues pour faciliter la circulation ou aider les autorités publiques à mieux contrôler la cité. Elles n’ont pas été imaginées selon une finalité purement artistique ou récréative, bien que le beau ait eu toute sa place ; faire de l’utile ne dispense pas, en soi, du respect de l’agréable et du plaisant.
La mission de l’urbanisme n’est pas d’isoler les gens les uns des autres. Un urbanisme réellement politique regarde les citoyens dans leur ensemble. Il ne les fragmente pas, car il est conscient que la cité les unit.
Photo : le centre-ville de Strasbourg vu du ciel.
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