“Je hais l’idéalisme couard qui détourne les yeux des misères de la vie et des faiblesses de l’âme. Il faut le dire à un peuple sensible aux illusions décevantes des paroles sonores : le mensonge héroïque est une lâcheté. Il n’y a qu’un héroïsme au monde : c’est de voir le monde tel qu’il est et de l’aimer.” Romain Rolland
“Je ne demande à ma patrie ni pensions, ni honneurs, ni distinctions : je me trouve amplement récompensé par l’air que j’y respire ; je voudrais simplement qu’on ne l’y corrompît point.” Montesquieu
Tribune libre de Kader Hamiche
Je suis berbère et je n’en suis pas plus fier. J’admets que je l’ai été, un temps, parce que l’histoire de ma famille n’était pas banale et que j’étais persuadé que mes ancêtres avaient compté dans l’Histoire avec un grand « H ». Mais tout ça est longtemps resté théorique et vague et j’ai fini par comprendre qu’on ne juge pas un arbre à ses racines mais à ses fruits. Massinissa, Jugurtha, les empereurs romains berbères, Saint Augustin, les dix mille (ou trois mille, c’est selon) Berbères conduits par Tarik à la conquête d’une Espagne elle-même peuplée de cousins ibériques ; les Fatimides chiites se rendant maîtres de toute l’Afrique du Nord et fondant Le Caire en 969, les dynasties berbères Almoravides puis Almohades régnant sur le Maghreb et une partie de l’Espagne jusqu’au treizième siècle : tous ces grands ancêtres ont de quoi marquer l’esprit d’un jeune Kabyle passionné d’Histoire et d’épopée et lui donner à penser qu’il n’est pas la moitié d’une m….
Mais je me suis mis, hic et nunc, à rencontrer des Berbères, de plus en plus, et, peu à peu, j’ai commencé à savoir. Et mes illusions se sont envolées. D’abord, des Berbères, il n’y en a pas que des bons, et même, il y en a beaucoup de franchement mauvais. Ensuite, rien ne prouve que moi, petit Français né dans un petit village de moyenne Kabylie, j’aie quelque chose à voir avec les grands hommes de l’Ifriqiya (1). A supposer que ce soit le cas, cela ne signifierait pas pour autant que j’aie hérité du moindre de leurs mérites. Enfin, à bien y regarder et renseignement pris, il apparaît que ces grands hommes étaient tous des sacrés tordus, dans leur genre. Après que les glorieux ancêtres, qui passaient leur temps à faire la guerre à leurs frères et voisins, eurent laissé les Carthaginois s’installer tranquillement sur leur territoire (à supposer que l’Afrique du Nord leur appartînt), Massinissa favorisa leur remplacement par les Romains avant que Jugurtha (2) se retourne contre eux quatre-vingts ans plus tard. Le premier, allié à ceux-ci dans leur lutte contre Carthage à partir de 203 avant JC, avait décidé de l’issue de la bataille de Zama en 202 ; le second, en révolte contre les occupants que son aïeul avait aidés à prendre la place des précédents, combattait et tuait ses deux frères et rivaux avant d’être livré par son propre beau-père, Bocchus, à ses ennemis qui l’éliminaient en 104. Belle mentalité ! Enfin, il paraît que c’étaient les mœurs de l’époque. Ce qui, au fond, ne nous change pas beaucoup d’aujourd’hui où, en politique, en économie ou dans le milieu associatif, enfin, partout où il y a un semblant de pouvoir ou de prébendes à prendre ou à garder, on ne tue pas mais on élimine sans plus de scrupules. Le panache excepté car, s’ils tuaient sans remords, du moins les Romains mouraient-ils sans regrets, suivant la devise de leurs glorieux consuls. En tout cas, il n’y a pas vraiment de quoi se vanter de tels ancêtres.
Ah, évidemment, j’éprouve quelques frissons à l’évocation de Juba II, ce fils de Juba 1er, allié de Pompée et défait avec lui par César à la bataille de Thapsus en -46, suicidé peu après au pied des murailles de Zama, qui avait refusé de le secourir. Emmené à Rome à 6 ans, Juba fut élevé et éduqué à la romaine par Octavie, la mère modèle qui éleva ses propres enfants qu’elle eut avec Antoine, ceux que celui-ci eut avec Cléopâtre, et le jeune Juba, auquel le futur Auguste, rendit la Maurétanie, le royaume de son père, après qu’il se fût distingué à ses côtés contre Antoine. Avec, en cadeau, le mariage avec la propre fille d’Antoine et Cléopâtre, Cléopâtre Séléné. Non content de devenir un grand roi (3) romano-berbère, Juba fut un grand savant, cultivé, fin lettré, amoureux des arts, féru de botanique, de médecine, d’histoire et de géographie, un modèle pour les lettrés grecs et romains des siècles suivants.
Avec l’empereur romano-lybien Septime Sévère, on revient aux canons des mœurs violentes et corrompues de l’Empire. Il ne valait pas (moralement) beaucoup mieux que ces deux glorieux anciens, lui qui se fit élire en achetant les voix des prétoriens. Son fils Caracalla se distingua en faisant assassiner son propre frère dans les bras de sa mère et en accordant la citoyenneté romaine à tous les métèques libres de l’Empire en 212. Autant dire qu’il donna le signal de la décadence romaine. Peut-être une façon inconsciente de venger la Berbérie et tout le reste de la Méditerranée qu’ils occupaient depuis quatre siècles ? Mais ce serait juger le passé à l’aune des préjugés d’aujourd’hui. Quand aux dynasties berbères qui, moins d’un siècle après l’islamisation de l’Afrique du Nord, se rendirent maîtresses de toute l’Afrique du nord jusqu’en Syrie, où elles établirent leur capitale, elles eurent tôt fait de se dépouiller de leur austérité spartiate pour adopter le mode de vie confortable des sybarites orientaux. Et ce sont elles qui furent responsables de la véritable arabisation du Maghreb en y envoyant, pour s’en débarrasser, quatre cent mille sauvages de la tribu des Beni Hillal. Ce qui fit dire au grand savant et philosophe arabo-berbère Ibn Khaldoun (4) : « Là où les Arabes passent, les murs tombent en ruines ! » (5).
Suite mercredi…
1. Province romaine d’Afrique.
2. Petit-fils du précédent, formé à Rome.
3. Le dernier du territoire dit “algérien” si on excepte son fils Ptolémée, qui se fit assassiner par Caligula en 40 avant de décrêter définitivement la Maurétanie comme privince romaine.
4. Auteur de la formule : « Nous sommes tous des Berbères plus ou moins arabisés ! »
5. Qu’on pourrait traduire moins littéralement par « Là où les Arabes passent, la civilisation trépasse ! » Mais ce serait injuste et réducteur. Ibn Khaldoun se référait aux hordes Hilaliennes qui dévastèrent l’Afrique du Nord au XIème siècle.