Le libéralisme et le capitalisme à travers les âges

par Claude Razel*

S’il est bien un terme qui est mal compris et mal aimé aujourd’hui en France, c’est celui de libéralisme. Le plus souvent synonyme de patrons exploiteurs, de capitalisme sans foi ni loi, voire d’impérialisme américain, le libéralisme économique est pourtant bien plus complexe et dense que ces caricatures omniprésentes aussi bien dans les grands médias que dans l’opinion publique. De même, son histoire est longue et édifiante, participant largement à l’identité de l’Europe et de l’Occident. C’est pourquoi il convient d’en retracer la longue et patiente évolution pour saisir réellement tout son intérêt.

Les sociétés de type libéral(e) et capitaliste ont été précédées par différents types d’organisation. En premier lieu, ce furent les sociétés primitives, de type tribal. Dans ces sociétés, l’économie n’a aucun caractère d’autonomie individuelle et la propriété privée est quasi-inexistante. Quant à la notion de prix, elle est inexistante, le troc lui étant largement préféré. Surtout, ces sociétés nient l’autonomie de l’individu, ce qui limite fortement l’innovation et le renouveau. Ce type d’organisation sociétale est donc largement incompatible avec le développement du capitalisme ou du libéralisme du fait du manque de base de prix pour introduire le calcul économique, de l’extrême rigidité des structures et procédés empêchant l’innovation et des obstacles moraux à toute initiative individuelle.

Lui succède la période antique qui, aussi bien durant la période grecque que romaine, a connu un grand développement économique organisé. Ce développement a essentiellement reposé sur l’esclavage, la guerre (pillage et rançon)et le mépris du travail, résultant du statut de l’esclave. L’Empire romain y ajoute deux notions importantes : le développement du droit et celui du principe hiérarchique dans l’organisation sociale. Parallèlement, des sociétés non européennes, telles notamment l’Inde et la Chine, ont connu une activité économique développée et un progrès de la civilisation, mais l’attachement au conformisme social, la condamnation du profit et la stigmatisation des initiatives individuelles ont conduit ces sociétés à la stagnation.

En fait, la société industrielle commence à acquérir des bases fondamentales sous l’ère chrétienne. Ce sont notamment deux grands principes du christianisme qui vont s’avérer décisifs : le principe de l’égalité entre les hommes et celui du salut individuel. Le Moyen Âge conservera, certes, un certain nombre d’obstacles hérités des périodes antérieures au développement industriel et capitaliste : une certaine distance vis-à-vis du travail considéré comme une besogne humble et statique, une condamnation irrévocable du profit allant de pair avec une théorie du juste prix, la rigidité du principe hiérarchique, une conception héréditaire des biens acquis. Ce sera cependant à partir du XIIe siècle que l’on verra se développer un système socio-économique entièrement orienté vers l’accumulation des richesses et des capacités productives. C’est à partir de cette période que l’on constate un début d’évolution de l’économie domaniale fermée (conséquence de l’effondrement de l’Empire romain et économie type du Haut Moyen Âge) à une économie plus ouverte, avec en particulier une reconquête du commerce méditerranéen. À partir du IXe et jusqu’au XIVe siècle, se déroule également un phénomène très important connu sous le nom de révolution communale, qui marque le début de la reconquête de l’urbanisation, phénomène en déclin depuis la fin de l’Empire romain d’Occident. Ce phénomène se caractérisa essentiellement par la montée en puissance de la bourgeoisie urbaine, ce qui allait se confirmer durant les Temps Modernes. Se développant inégalement selon les pays et les périodes, ce phénomène concerna surtout les villes italiennes, le Midi et le Nord de la France, les Flandres et l’Allemagne. C’est ainsi que dans les principales villes d’Europe, peu à peu, le pouvoir des marchands l’emporta sur les pouvoirs seigneuriaux. Sur le plan du commerce extérieur, les huit croisades qui se déroulèrent entre le XIe et le XIIIe siècle permirent de relancer fortement le commerce en Méditerranée, consacrant également la suprématie des villes marchandes italiennes comme Gène et Venise au détriment du vieil empire byzantin en déliquescence. Signalons que c’est également au XIIIe siècle que réapparurent les échanges monétaires suite à la reprise du commerce avec l’Orient, avec notamment les pièces d’argent, puis les pièces d’or. Les croisades eurent enfin comme effet de réorienter les explorations européennes vers l’Orient, amenant les marchands à s’y intéresser et à affiner leurs méthodes de gestion. C’est ainsi que l’ont vit notamment apparaître la comptabilité à partie double ou encore que l’on assista à un développement bancaire sans précédent.

Cet intérêt pour le grand large et l’Orient va amener les européens à se lancer dans ce que l’on appellera par la suite « les grandes découvertes » à partir de la deuxième moitié du XVe siècle. L’objectif principal de ces explorations est la recherche d’une route vers l’Inde, en évitant le passage méditerrannéen dominé par les Ottomans depuis la chute de Constantinople, donc en contournant l’Afrique. C’est ainsi que Bartholomé Diaz découvre le Cap de Bonne-Espérance en 1487, cap que doublera Vasco de Gama pour atteindre l’actuel Calcutta dix ans plus tard, et même le Japon, mais surtout, qu’en 1492, Christophe Colomb découvre le continent américain alors qu’il cherchait lui aussi une route vers l’Inde. S’en suivirent les grandes épopées conquérantes des conquistadores Cortez et Pizarro au Mexique et au Pérou. Mais cette expansion coloniale allait vite entraîner de lourdes conséquences économiques en Europe. Elles avaient notamment un fort coût financier, ce qui expliqua l’avènement de places financières de plus en plus puissantes et capables de fournir les services portuaires et bancaires nécessaires au commerce international. Bien sûr, les premiers à en profiter furent les banquiers et armateurs vénitiens et génois. Ces changements allaient rapidement influer sur l’ensemble de l’Europe, les marchands italiens ayant des relais sur tout le vieux continent (notamment en France). Nous avons vu que les échanges monétaires avaient reconquis leur importance en Europe dés la fin du XIIIe siècle.

Cette position se confirma à la Renaissance et vit apparaître de nouvelles méthodes commerciales, notamment le recours à la dévaluation de la monnaie et au crédit. De plus, l’importation de grandes quantités de métaux précieux en Europe suite aux conquêtes coloniales d’Amérique (près de cent tonnes d’or et de mille tonnes d’argent), essentiellement du fait de l’Espagne, bouleversa l’économie européenne. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, on enregistra une hausse générale des prix sans précédent(s). Surtout, cette expansion monétaire détermina le passage à une économie mondialisée où les places commerciales et financières communiquent entre elles et où la réputation des opérateurs conditionne le crédit qu’on peut leur apporter. D’emblée, nous trouvons réunis ici l’ensemble des éléments constitutifs du capitalisme : progrès cumulatif des richesses, rationalité de la conduite des affaires par l’utilisation des réseaux de communication et la comptabilité(s), esprit d’aventure et d’indépendance par rapport aux pouvoirs centraux. Signalons qu’un tel constat n’empêche pas le retour en arrière dans certains domaines précis : ainsi, l’Europe coloniale (Espagne et Portugal en Amérique du Sud, France et Angleterre en Afrique et dans les Antilles) eurent recours à l’esclavage qui avait disparu à la fin de l’Antiquité. Enfin, cette période fut également profondément marquée par le fort clivage qu’impliqua la Réforme et la Contre-Réforme, laissant l’Europe clivée en deux entre catholiques d’une part (France, Espagne, Portugal, Italie) et protestants d’autre part (Angleterre, Pays-bas, Scandinavie).

C’est dans ce contexte que se vit jour un courant religieux qui allait avoir des conséquences durables sur le développement du capitalisme en Europe et en Occident : le puritanisme. Les puritains ont, en effet, élaboré un certain nombre de principes fondateurs à la base du Scientific management moderne : refus de la hiérarchie sociale, sacerdoce du métier, ascèse de la bonne gestion (impliquant notamment la restriction de la consommation et le recherche du profit, l’incitation à l’investissement et l’esprit d’initiative), la transcendance de l’entreprise et le rôle fondamental des élites. L’impact qu’apportent les puritains sur l’histoire de l’économie est fondamentale : pour la première fois, les activités économiques se voient conferées une existence autonome et une valeur morale. Le critère de rentabilité concurrentielle devient primordial, avec comme corollaire l’esprit d’entreprise et comme condition l’épargne et l’investissement. Voici ainsi réunies l’ensemble des caractéristiques du système capitaliste libéral tel que nous le connaissons aujourd’hui et tel qu’il suscite autant de débats.

Il y avait dès lors toutes les conditions réunies pour que la révolution industrielle démarre en Europe du Nord durant le dernier quart du XVIIIe siècle. Selon David Landes, les trois grandes caractéristiques de cette révolution sont la substitution des machines au savoir-faire et à l’effort humain, la substitution des sources inanimées d’énergie telle la force mécanique aux sources animales et la substitution de matières premières nouvelles aux substances animales et végétales. L’aspect entièrement novateur de ce phénomène transparaît également à l’énoncé de l’évolution du PIB mondial par habitant selon Maddison en 1995 : passant de 565 dollars en 1500 à 651 en 1820, il arrive à 5 145 en 1992. Surtout, l’émergence de techniques nouvelles, notamment dans le domaine du transport (machine à vapeur, chemin de fer, automobiles, avions) et de la communication (télégraphie, téléphonie) bouleversa les modes d’organisation économiques et même le mode de vie général.

Les causes principales du décollage sont de plusieurs ordres : on y trouve notamment l’esprit d’indépendance et de responsabilité personnelles développé en réaction contre les pouvoirs centraux (rois) ou locaux (seigneurs), en ce qui concerne l’évolution des comportements mais aussi la révolution scientifique du XVIIe siècle dont les conséquences se firent nettement ressentir aux XVIIIe et XIXe siècle. Ce fut bien en Angleterre, où le puritanisme avait percé le plus durablement après bien des affrontements avec les forces traditionnelles du pays et suite à un compromis avec le pouvoir central. Des puritains plus fanatiques refusèrent cependant le compromis qui leur avait permis de s’imposer en Angleterre et partirent pour l’Amérique du Nord qui fut alors également influencée par leur mode d’organisation sociétale. A l’opposé, l’Espagne et l’Italie, très fermées à ce courant d’idée, furent à l’écart de ce mouvement et entèrent vite en décadence économique et politique. La France et l’Allemagne, également non-influencées par les puritains, prirent du retard mais sans perdre le contact : la France devait amorcer sa révolution industrielle environ soixante-dix ans après l’Angleterre, l’Allemagne encore bien après, mais de manière fulgurante, dépassant même le modèle anglais vers 1870. L’industrialisation de la France s’accéléra à la fin du XIXe siècle, mais resta lente. La Grande-Bretagne commença à marquer le pas durant cette période avec le retour sur la scène d’éléments traditionnels et aristocratiques hostiles au changement. La Russie, qui commença tardivement son industrialisation, réussit cependant à atteindre un niveau honorable en 1913, sa production sidérurgique équivalent celle de la France. Mais la Première Guerre mondiale et la Révolution bolchevique allaient mettre un terme à cet essor pour plusieurs années. Après une longue période de piétinement, le nouveau système économique qui vit le jour, mélange d’éléments du puritanisme et de la contre-réforme remis au goût du jour, permit un réel démarrage industriel de la fin des années 1920 à la fin des années 1950, même si ce succès fut souvent chèrement payé par la société civile. Signalons qu’après la Seconde Guerre mondiale, le développement économique de l’Europe subit une discontinuité du fait des ravages de la guerre malgré l’introduction en Europe des règles de morale sociale et d’organisation industrielle venant des États-Unis.

En Amérique justement, une évolution nette se dessine également. Tandis que l’Amérique du Sud, où triompha la Contre-Réforme, n’arriva pas à connaître la stabilité politique ni la croissance économique, les États-Unis, nettement influencés par l’idéologie puritaine, virent leur niveau de productivité et de prospérité évoluer très positivement, et ce dès le XVIIe siècle. De plus, les colons européens issus de cette tendance adhérèrent vite à un régime de démocratie totale caractérisé notamment par l’autonomie quasi-totale des collectivités territoriales et la suppression presque parfaite de la hiérarchie administrative. Ayant constitué les États-Unis d’Amérique suite à la guerre d’indépendance (1775-1783), le nouvel État s’agrandit vite, au détriment de son voisin mexicain (guerre de 1846-48) et des possessions françaises (Louisiane en 1803), espagnoles (Floride en 1819) et même russes (Alaska en 1867). Si la sanglante Guerre de Sécession (1861-65) ( jusqu’à ce jour la plus coûteuse pour le pays) fut un traumatisme pour le peuple américain, elle n’enraya pas le développement économique et industriel. La croissance démographique fut constante, également appuyée par une forte émigration européenne : de quelques dizaines de milliers en 1650, la population atteignit 5 millions en 1800, 75 millions en 1900 et près de 200 millions en 1954, pour finalement dépasser les 300 millions durant les années 2000. Qu’est-ce qui a bien pu faire un tel succès, qu’une petite colonie anglaise sous-peuplée soit devenue en à peine un siècle la première puissance mondiale ? Il y a bien sûr l’influence des églises puritaines sous différentes variantes (calvinistes, presbytériennes et méthodistes) qui purent s’imposer plus complètement dans ce monde neuf qu’en Angleterre, mais aussi l’influence des sectes baptistes qui donnèrent à leur organisation socio-cultuelle un net caractère professionnel ainsi que le développement des associations techniques et professionnelles qui sont l’aboutissement séculier des sectes religieuses en associations techniques et professionnelles et des principes déjà édictés par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle et appliqués notamment par Frédéric Taylor au travers de l’organisation scientifique du travail (qui sera plus tard connue sous le nom de taylorisme). N’oublions pas non plus la science du Management, le développement des grandes entreprises multinationales. Les puritains ont cependant commis des erreurs, notamment une sous-estimation du rôle de l’état (ce qui leur coûta la présidence du pays depuis Herbert Hoover), négliger un soutien minimal aux plus pauvres et aux handicapés, encouragé le racisme. Des tares qui n’étaient cependant pas irrémédiables et qui furent d’ailleurs souvent réparées , notamment durant l’histoire des États-Unis. De plus, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis tendent à mener une conquête du monde par la morale industrielle inspirée du puritanisme par le biais de plusieurs branches de pénétration : les techniques modernes de gestion, les techniques industrielles, les produits de consommation, l’appui des masses et les filiales de l’étranger. Cette conquête d’un nouveau genre a plutôt bien marché puisqu’elle a influé sur l’ensemble de l’Europe et de l’Occident, sans parler de l’Asie (Développement récent et spectaculaire de l’Inde et de la Chine, prospérité et modernité du Japon et des « Quatre Dragons »).

Dés lors, la conclusion s’impose, évidente : la société capitaliste et libérale est un phénomène purement occidental dont les germes étaient largement contenus dans son histoire ancienne, même si cette société ne s’est réellement développée que récemment. Essentiellement mené par des pays anglo-saxons et protestants, inspiré par le puritanisme religieux et social, ce capitalisme libéral a cependant touché toute l’Europe au point de faire partie de son identité intrinsèque. Ce système s’est même imposé au monde entier à tel point que, malgré les multiples critiques qu’il subit de part et d’autre, son remplacement par un système alternatif parait difficilement envisageable à l’heure actuelle. Non pas parfait, il s’est néanmoins avéré être le plus perfectible, le plus générateur de progrès technique, économique et social de l’ensemble des systèmes expérimentés durant l’histoire de l’humanité. Il s’est essentiellement construit sur les notions de liberté individuelle, d’esprit d’entreprise, d’audace, de responsabilité et d’effort.

*Claude Razel a dirigé, avec son frère Paul, l’entreprise familiale de travaux publics Razel Frères, spécialisée en terrassements, travaux souterrains et grands ouvrages d’Art (www.razel.fr). À la retraite, Claude Razel est devenu producteur-éditeur de musiques pour enfants (www.edljsa.fr). Il soutient l’Institut de formation politique (www.ifpfrance.org) et la Bourse Tocqueville (www.laboursetocqueville.fr). Le prix Claude Razel, qui récompense la meilleure initiative de droite sur la toile, a récompensé Nouvelles de France en 2012.

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2 Comments

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  • 0 / 10
  • JG , 20 septembre 2012 @ 14 h 40 min

    Voir du conflit d’intérêt ici serait être mauvaise langue…

  • Eric Martin , 20 septembre 2012 @ 14 h 59 min

    C’est par soucis de transparence que nous signalons que Claude Razel nous a remis le Prix Razel 2012 en juin. Nous avons alors sympathisé et l’idée d’écrire de temps en temps dans Nouvelles de France a germé. Comment avez-vous trouvé ce récit, cher Jacques ?

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