Tribune libre de Pierre Mahoni
Les altermondialistes les détestent. Les salariés les redoutent. Les patrons se terrent à leur approche. C’est un secret de polichinelle : s’ils ont une réputation sulfureuse, c’est bien parce que les raiders ne font pas dans la dentelle. Pour le pire, comme pour le meilleur. Si leurs procédés ou leurs intentions sont parfois contestables, ils n’en demeurent pas moins un précieux facteur d’équilibre organisationnel. En 1997, Milgrom & Roberts (1) soutenaient en effet que le remplacement de dirigeants incompétents était un des principaux facteurs de création de valeur via les OPA.
Qu’est-ce qu’un raider ?
Un raider est un individu ou un fonds d’investissement qui tente de prendre le contrôle d’une entreprise, notamment lorsque sa valeur est sous-évaluée, par le biais d’opérations financières (la plupart du temps, des offres publiques d’achat dites « hostiles »). Dans une moindre mesure, il peut chercher à acquérir une fraction de parts suffisamment significative en vue de peser sur les décisions et les orientations stratégiques de la cible, afin de maximiser son retour sur investissement. Le raider, en plus d’être un habile professionnel de la finance, est aussi un fin stratège. En effet, il tire une plus-value de ses opérations en cherchant « à exploiter la différence entre la valeur des actions d’une société sur le marché et celle qui résultera de leur action de remise en cause de la gestion d’une direction », nous explique le site Lexinter.
On compte parmi eux quelques noms célèbres tels que Carl Icahn (photo supra), qui siège aujourd’hui au conseil d’administration de Yahoo!, et vient d’acquérir une participation 13% dans le capital d’Herbalife (soit l’équivalent de 14 millions de titres !) Épisode symptomatique du climat qui règne entre les raiders et les grands patrons, Icahn et le patron d’Herbalife se sont récemment écharpés au cours d’une émission télévisée en des termes peu équivoques (2). « Ackman est un menteur, (…) un gros nul », et « il a l’une des pires réputations de Wall Street », vocifère Icahn. « Ce n’est pas un honnête homme », rétorque l’autre, « il n’a pas l’habitude d’être contredit ». Ambiance.
“Conformément au proverbe africain qui veut que lorsqu’on grimpe au cocotier on doit avoir les fesses propres, les raiders se sont fait les spécialistes de la chasse aux souillons du capitalisme.”
Patrons toxiques
Certes, l’homme est un loup pour l’homme. Mais tout comme au sein du règne animal, aussi cruel et sournois soit le loup de la finance, il a parfois le mérite de débarrasser le troupeau managérial de ses brebis galeuses. « Comment se fait-il que des patrons incompétents et médiocres arrivent à se hisser au sommet des entreprises à capital ouvert, cotées en bourse ? La réponse des psychologues industriels est de dire qu’ils sont tellement convaincus de leurs capacités, qu’ils arrivent à convaincre leur entourage qu’ils ne sont jamais responsables de leurs échecs », avait écrit André Gosselin (3). Conformément au proverbe africain qui veut que lorsqu’on grimpe au cocotier on doit avoir les fesses propres, les raiders se sont fait les spécialistes de la chasse aux souillons du capitalisme. Pour Gosselin, « l’heure est venue de faire le ménage, sans évidemment tomber dans la chasse aux sorcières. La responsabilité en incombe surtout aux gestionnaires de fonds de placement, analystes financiers et administrateurs de caisses de retraite, qui sont les mieux placés pour réclamer ou suggérer des départs, et pousser ainsi les conseils d’administrations à trouver de meilleures équipes de direction, conscientes enfin des limites de leurs compétences et dotées d’une saine dose d’humilité ».
Boîtes « pourries », dans le jargon des raiders
Il est d’usage, dans le milieu de la finance, de considérer que la meilleure entreprise dans laquelle investir est celle qui marche tellement bien qu’elle pourrait être dirigée par un idiot. Mais il arrive que ces mêmes idiots soient à la tête d’entreprises dépassant largement leurs compétences. C’est là qu’intervient le raider, qui découpe, réoriente, voire réinvente le business. Mais ne voyons pas dans les manies de restructuration des raiders un dessein exclusivement motivé par la juteuse revente par lots séparés. Bien souvent, les restructurations sont légitimées par l’absence d’une cohérence stratégique et de synergies industrielles entre des activités très (trop ?) différentes au sein d’un même groupe. Dès lors, les raiders y appliquent une « stratégie de positionnement industriel de moyen terme sur des créneaux réduits, en croissance potentielle et/ou pouvant être aménagés, restructurés afin d’être revendus ultérieurement, note Philippe Bouquillion (4). Telle est par exemple la stratégie d’un acteur financiaro-industriel français mais internationalisé, Bolloré. »
Ah, les jolies colonies de vacances.
Tout le monde connaît la suite. On ne compte plus le nombre d’entreprises sabordées par les héritiers aux yeux desquels l’entreprise s’apparente à un centre aéré. Alors, « les glandos qui prennent un salaire de fou, je les fous dehors », exulte le sulfureux et indélicat Louis Petiet. Grossier… mais efficace. S’il en est un qui voudrait pouvoir en faire autant, c’est bien son homologue Guy Wyser-Pratte, le raider franco-américain qui frise la crise de nerfs à chaque apparition médiatique d’Arnaud Lagardère. Dans un langage plus policé, certes : « le groupe est mal géré, la commandite n’a aucune stratégie. J’ai l’impression qu’Arnaud Lagardère ne s’intéresse qu’au sport ». D’où son initiative de vouloir remettre en question le statut en commandite du groupe (5), qu’il estime « archaïque et anti-démocratique », pour une raison somme toute évidente : il rend Arnaud Lagardère inamovible, en dépit de l’étonnante décontraction avec laquelle l’héritier considère sa fonction. « Il peut disparaître du jour au lendemain », confie un manager du groupe. Un autre membre de l’état-major de Lagardère déplore que « depuis six mois, le groupe est à l’arrêt. Arnaud décale ou annule tous ses rendez-vous. » Des cadres dirigeants vont jusqu’à suggérer, moqueurs, une mise sous tutelle, osant le parallèle avec Liliane Bettencourt : « au moins L’Oréal, c’est géré ». Bref, d’aucuns diront que « si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi… Ou pas. » Et Guy Wyser-Pratte n’a toujours pas revendu ses actions, rappelle Le Point, qui s’interroge au passage : « Prépare-t-il une deuxième offensive pour plus tard ? ». À suivre.
“Qu’on le veuille ou non, les raiders contribuent à bâtir des fleurons de notre économie, et à remplir certains bassins d’emploi.”
Machines à cash
Le microcosme des raiders a aussi son star system. Le fonds américain Kohlberg Kravis Roberts & Co ne rigole pas : quand il organise un raid, le retour sur investissement flirte souvent avec la barre des 30%. Notre champion national, Vincent Bolloré, est lui surnommé le « Petit Prince du cash flow » ou encore « le perceur de coffres » pour s’être attiré les inimitiés des familles Bouygues et Pathé après des raids menés à la hussarde. Mais leurs insatiables appétits ne doivent pas nous faire perdre de vue que s’ils sont des prédateurs mal-aimés, les raiders n’en restent pas moins des architectes de notre histoire économique contemporaine. Et qu’on le veuille ou non, ils contribuent à bâtir des fleurons de notre économie, et à remplir certains bassins d’emploi. L’épopée d’un des plus célèbres d’entre eux, Claude Bébéar, débuta dans les années 1970 lorsqu’il prit la direction de l’Ancienne Mutuelle de Rouen, une petite société normande, dont il perçut rapidement le point fort : son statut mutualiste la rendait inopéable. À l’inverse, rien ne l’empêchait de devenir prédateur. C’est ainsi qu’au gré des rachats et des duels boursiers, elle devint la machine de guerre AXA employant aujourd’hui 163 000 collaborateurs.
Le plus médiatique de nos raiders nationaux est sans conteste Bernard Tapie, symbolisant la « flambe » des années 80. On se souvient tous de ses turpitudes politico-sportivo-judiciaires comme de son apparition chez Véronique et Davina, mais n’oublions pas que le « chouchou » de François Mitterrand a racheté souvent pour le franc symbolique nombre d’entreprises revendues plusieurs centaines de millions quelques années plus tard (Terraillon, Look, Wonder). Sa restructuration du Groupe Adidas à la dérive est un modèle du genre, alliant relance marketing et repositionnement industriel.
L’homme est un animal social et ses institutions n’échapperont pas, à ce titre, à la dure loi de la jungle économique. Dans la ligne de mire des raiders : les patrons incompétents ou pathogènes. Il est au moins une morale dans cette histoire : ces patrons qu’on croit parfois tout puissants n’en sont pas moins vulnérables aux assauts de leurs propres prédateurs. Un esprit cynique appellerait cela « guérir le mal par le mal ».
1. Paul R. Milgrom & John Roberts, Economie, Organisation et Management, De Boeck, 1997
2. Les milliardaires américains Carl Icahn et Bill Ackman s’insultent en direct, dans Les Echos, 26/01/2013
3. André Gosselin, Le talent des patrons incompétents, Orientation Finance
4. Bouquillion P., Concentration, financiarisation et relations entre les industries de la culture et industries de la communication, Revue Française des SIC, 1/2012
5. Arnaud dirige-t-il encore Lagardère ?, dans La Tribune, 25/07/2011