L’indécence commune

En 1848, la deuxième République n’a que quelques mois mais la Révolution de 1848 et le printemps des peuples semblent déjà bien loin ; déjà, avec le Parti de l’ordre à droite et les socialistes à gauche, une nouvelle fracture politique se dessine ; deux camps que tout oppose à l’exception d’une chose : le rôle prépondérant qu’ils veulent accorder à l’État. Frédéric Bastiat, lui-même élu (1) avec la majorité républicaine modérée de 1848, résume en une phrase le danger qui guette notre société : « L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » (2).

Ce que Bastiat pressent, dès ce milieu du XIXe siècle, ce sont les prémices de notre État-providence moderne. Déjà, il a compris ce qu’il adviendrait de la solidarité entre les hommes si elle était administrée par l’État ; déjà, il dénonce les effets pervers de ces groupes de pression qui cherchent à attirer les faveurs de la puissance publique ; déjà, enfin, il anticipe la conséquence ultime de l’irrésistible ascension de la social-démocratie : « Une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d’un ministre ou d’un préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d’avoir perdu jusqu’à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice. (3) »

Qu’avons-nous fait depuis 60 ans ? Nous avons fait du social – « Social », cet étrange adjectif qui, pour paraphraser Friedrich Hayek, a acquis la propriété de dénaturer les noms qu’il qualifie. Qu’est-ce que le Droit social ? Le remplacement du Droit par la coercition. Qu’est-ce que la Propriété sociale ? Ni plus, ni moins que l’abrogation de la Propriété. Qu’est-ce que la Liberté sociale ? Le principe qui permet de priver des individus de leur Liberté au motif qu’ils jouiraient d’une chimérique liberté collective. Qu’est-ce, enfin, que la Justice sociale ? L’idée selon laquelle vous et moi sommes en droit de vivre aux dépends de nos voisins.

Qu’attendriez-vous d’une telle société ? Que pourrait bien devenir une société dans laquelle le bien-être de tout un chacun ne dépend plus de son intelligence, de son ardeur au travail ou de sa capacité à prendre des risques mais de sa faculté à éluder l’impôt tout en réclamant des subsides publics ? Eh bien vous obtiendriez immanquablement une société divisée, la guerre de tous contre tous ; une société de la défiance, du ressentiment, de la lutte des classes, des races et des castes ; une société dans laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ; une société, en somme, où la décence commune si chère à Orwell ne serait plus qu’indécence.

“L’État-providence est devenu une religion, la haute fonction publique est son clergé et nos politiciens – qui n’hésitent pas à pousser l’indécence jusqu’à refuser de participer eux-mêmes aux efforts qu’ils exigent de nous – en sont les prophètes.”

Pensez-vous que j’exagère ? Eh bien sortez un instant de nos frontières et comparez donc nos supposées vertus à celles de ces étrangers, proches ou lointains, que nous considérons avec tant de mépris condescendant. C’est l’exercice auquel se sont livrés deux de nos compatriotes, Yann Algan et Pierre Cahuc, qui ont publié il y a cinq ans de cela La société de la défiance (4) ou « comment le modèle social français s’autodétruit ». Les conclusions sont sans appel : en 60 ans, nous sommes devenus – et de loin – le peuple le plus méfiant, le moins civique et, sans surprise, le plus notoirement antilibéral du monde développé.

Tenez par exemple : lorsqu’on nous demande notre avis sur la fraude fiscale, nous ne sommes que 48% à juger qu’elle n’est « jamais justifiable ». C’est, sur la base des données des World Values Survey [5], le chiffre le plus faible au sein des pays développés – 58% de nos voisins britanniques condamnent les tricheurs, les japonais sont 83%. Mieux encore : nous ne sommes que 42% à condamner la fraude aux aides sociales ; là encore, c’est un record : aux Royaume-Uni, ils sont 64% et ce chiffre monte jusqu’à 80% aux Pays-Bas ! La triste réalité, c’est que Bastiat avait vu juste : nous sommes devenus les champions de l’indécence commune.

Et maintenant que notre fameux modèle social s’effondre sous le poids de ses propres vices, voilà que les ligues de vertu disputent la charogne aux adeptes du relativisme. Et que nous proposent-ils ces braves gens ? Plus d’État, plus de redistribution, plus de lois : le déni français poussé jusqu’à l’absurde. L’État-providence est devenu une religion, la haute fonction publique est son clergé et nos politiciens – qui n’hésitent pas à pousser l’indécence jusqu’à refuser de participer eux-mêmes aux efforts qu’ils exigent de nous – en sont les prophètes. S’il vivait encore, Voltaire aurait sans doute conclu : « Écrasez l’infâme ».

> le blog de Georges Kaplan

1. Député des Landes.
2. Frédéric Bastiat, L’État, paru dans le Journal des Débats le 25 septembre 1848 en réaction à la publication du Manifeste Montagnard.
3. Frédéric Bastiat, Harmonies Économiques (1848-1850), chap.XIV.
4. Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance (2007).
5. Disponibles sur le site des WVS.

Lire aussi :
> Exception culturelle et moralité
> Libertariens donc conservateurs ? Conservateurs donc libertariens ?

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22 Comments

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  • 0 / 10
  • Yaki , 17 mars 2013 @ 20 h 45 min

    Associer le résultat d’un sondage à un système politique me parait pour le moins hasardeux.

  • patrhaut , 17 mars 2013 @ 22 h 49 min

    Je laisse les autres commentateurs juges de vos réparties brillantes et de vos arguties obscures, ici et là, vous croyant obligé de poser des commentaires comme un chien lève la patte pour marquer son territoire mais, moi, je sens que je me lasse de vous lire.

  • Yaki , 17 mars 2013 @ 23 h 10 min

    C’est sûr que votre premier commentaire en réponse à Pat64 avait une autre hauteur de vue.

  • Dominique , 18 mars 2013 @ 15 h 42 min

    Vous voyez comment les républicains vous traitent, royalistes, comme de lla merde : de « vendéens arriérés » parce que vous osez défendre nos Rois contre la calomnie des républicains. Royalistes ! Ne votez plus pour les partis républicains, ne les financez plus, désertez leurs partis ! Rejoignez tous Alliance royale !

    http://www.allianceroyale.fr/nous-aider

  • Thierry , 18 mars 2013 @ 17 h 02 min

    Je ne suis ni inscrit dans un parti politique ni même interéssé par leurs promesses mensongères. Il y 30 ans que je vis à l’étranger (dans plusieurs pays depuis 1985). L’image de la France a bien changée en 30 ans. L’admiration d’antan n’existe plus. On nous regarde comme des charlots, ringards, pédants et surtout on critique la fameuse “grandeur de de Gaulle” parce que il n’en reste que le nom.
    L’image de la France qui est la mieux considerée est celle de son patrimoine historique et de sa propre histoire. Mais pas la récente. Depuis la seconde guerre mondiale, la France n’est que boutade et mépris. On lui laisse une place pà l’ONU parceque ce fut un acquis pour notre passé “glorieux” mais je vous assure que notre image est plus que dégradée.
    D’ailleurs le meilleur exemple est que quand on parle de la France on vous dit toujours Paris, Versailles ou Louis XIV ou Napoléon. L’image que donne la France est bien triste quand on vous sort “j’étais à Paris et vous avez beaucoup de noirs et d’arabes”. C’rest vrai que quand j’y retourne, je flipe de l’occupation pacifique mais sournoise.
    Enfin on a ce que l’on mérite. A bon entendeur, salut.
    Gesta Dei per Francos

  • grigniondemontfort , 18 mars 2013 @ 19 h 24 min

    Vous savez ce qu’elle vous dit la “Vendée arriérée” monsieur degabesatatouine ? Oh non, pas le “mot de Cambronne”, elle a plus de tenue que vous ne croyez. Elle vous dit que votre admiration inconditionnelle est aussi aveugle et aussi profonde que votre inculture, ce qui n’a rien d’étonnant à une époque où tout un chacun s’imagine – à force de désinformation réitérée – que liberté, égalité et fraternité peuvent exister au sein d’une république. Cela fait plus de 200 ans que les gouvernements et les républiques se succèdent, et les inégalités sociales sont bien plus profondes qu’elles ne l’étaient sous la royauté. Mais vous devez être du côté de ceux qui ne regardent pas leur fins de mois, alors bien évidemment, tout cela ne vous concerne pas…

  • Gérard(l'autre) , 18 mars 2013 @ 21 h 17 min

    Le constat que fait Georges Kaplan est évident. Tout le monde en sera d’accord.

    Il ne dit malheureusement pas comment sortir de ce fameux “Etat Providence” qui nous ronge.

    Personnellement … je pense depuis longtemps que la Révolution est inévitable.

    A moins d’une guerre civile.

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