Tribune libre de Philippe de Lacvivier
Dans ma quête – presque – quotidienne d’informations dignes de ce nom, je tombai sur les deux articles aussi fantastiques qu’étranges publiés il y a peu par messieurs Éric Martin et Pierre-François Ghisoni, proposant follement la fondation d’une Nouvelle France souveraine, sur une île sensible et physique plutôt que dans des rêves patagons (1) ou franco-français (2).
Certains commentaires des lecteurs de Nouvelles de France, qui s’accumulent encore à cette heure, font état de récriminations plus ou moins fortes contre toute idée de fuite, de désertion, rappelant à l’envi notre devoir de chrétien consistant à faire fructifier nos maigres talents sur la terre natale que Dieu a choisie pour nous, sans notre avis.
Mais, le même jour, me trouvant dans la phase de rédaction d’un mémoire de maîtrise d’histoire, je remuais mes nombreuses sources de travail et trouvai au gré de la Providence divine un article peu commun signé par Louis de Bonald : « De l’émigration » (3). Ceux qui connaissent ce philosophe contre-révolutionnaire de renom, ou qui l’ont lu avec courage et esprit d’ascèse, savent bien que sa prose n’est pas toujours très lyrique et avenante. Elle se veut sèche, concise, précise et n’hésite pas à se répéter, tourbillonnante, pour consolider les fondations du raisonnement ainsi échafaudé, petit à petit. Mais rien de tel, ici, lorsque Bonald parle de l’émigration, douloureuse expérience qu’il a lui-même vécu. Il la raconte en un temps – 1820 – où d’anciens révolutionnaires dorénavant renommés « libéraux » accusent les aristocrates anciennement émigrés d’être anti-patriotes, en ayant fui puis porté les armes contre leur pays d’origine. Le penseur de Rouergue fait preuve d’envolées romantiques qui ne lui sont pas habituelles, pour le plus grand régal de son lecteur.
Le noble vicomte soutient d’abord que « l’émigration fut une nécessité pour les uns, un devoir pour les autres, un droit pour tous (4). » La fuite du crime et de la Terreur ne saurait être sa seule justification. Cela n’étonnera personne : le gouvernement des révolutionnaires – ces « factieux » – à Paris n’aurait rien de « légitime (5) » puisqu’il équivaudrait à une invasion. Louis XVI serait alors prisonnier dans ses propres États comme François Ier ou Jean II le Bon le furent chez l’ennemi. Dès lors, « le pouvoir » resterait avec le plus proche prince du sang, résidant par la force des circonstances sur une terre étrangère, et « la France transplantée auroit pu dire, avec plus de raison que Sertorius : ”Rome n’est plus dans Rome, elle est toute o[ù] je suis.”(6) »
Mais dans l’idée présentée sur Nouvelles de France par Éric Martin, il n’est même pas question de trouver refuge chez une nation étrangère, mais de créer une souveraineté sur une terre vierge – si tant est qu’il en soit encore une de viable. Il n’y aurait donc pas à vivre des bonnes grâces du roi de Prusse ou du tsar de toutes les Russies. Il n’y aurait pas à poser le pied sur une nouvelle patrie ; ce ne serait qu’une exaltation de la nôtre. C’est précisément ce patriotisme que Louis de Bonald vante avec ferveur, dans un magnifique passage, où il déploie toute la puissance de ses sentiments :
“L’émigration, forcée pour quelques-uns, fut donc légitime pour tous. Le sol n’est pas la patrie de l’homme civilisé ; il n’est pas même celle du sauvage, qui se croit toujours dans sa patrie lorsqu’il emporte avec lui les ossemens de ses pères. Le sol n’est la patrie que de l’animal ; et pour les renards et les ours, la patrie est leur tanière. Pour l’homme en société publique, le sol qu’il cultive n’est pas plus la patrie, que pour l’homme domestique la maison qu’il habite n’est la famille. L’homme civilisé ne voit la patrie que dans les lois qui régissent la société, dans l’ordre qui y règne, dans les pouvoirs qui la gouvernent, dans la religion qu’on y professe, et pour lui son pays peut n’être pas toujours sa patrie. Je le répète : l’ordre entre les hommes constitue la société, vraie et seule patrie de l’homme civilisé ; et la France, à cette horrible époque, livrée à l’anarchie la plus cruelle et la plus extravagante, malgré des formes extérieures de gouvernement, étoit une société, comme les illustrations du Panorama sont une contrée (7).”
Et justement, ce fidèle patriotisme des derniers représentants de l’antique race des Français déploierait honneur et vertus aux yeux de l’Europe – et du monde – par sa vocation combative, son esprit missionnaire : les émigrés « étoient armés pour délivrer la France, pour venger la royauté, la religion, l’humanité outragées (8) ». Ces émigrés-là, souffrant d’un mal du pays à force de vivre dans des cultures étrangères à leur esprit français, sont rentrés – un peu tôt sans doute pour nombre d’entre eux – et n’ont pas été victorieux sur tous les plans. Sans doute, ils ne furent pas assez fous…
Enfin, pour conclure, n’oublions pas la belle phrase de Frédéric Le Play, en 1870 : « Quand même la France serait réduite à la banlieue de Bourges, continuons à faire servir la langue de Descartes à propager le vrai (9)… » Ici, la banlieue de Bourges ; là, une île déserte ou, plus simplement, une âme encore française… s’il en est encore. Conservons au moins notre souveraineté en nous !
1. À lire, de Jean Raspail : Le Jeu du Roi, 1976, et Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, 1981.
2. Le Roi au-delà de la mer, 2000, et Sire, 1990.
3. Dans le Défenseur. Journal religieux, politique et littéraire, 2e volume, 16e livraison, juillet 1820, p. 97-106.
4. Bonald (Louis, vicomte de), « De l’émigration », Défenseur, 2e vol., 16e livraison, juillet 1820, p. 98.
5. Ibid., p. 99.
6. Ibid., p. 100.
7. Ibid., p. 102.
8. Ibid., p. 103.
9. Le Play (Frédéric), cité par Delaire (A.), « Le centenaire de F. Le Play », La Réforme sociale, Bureau de la réforme sociale, 1906, p. 48.
Portrait : Louis de Bonald par Julien Léopold Boilly.
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