Les clés d’Alger, une nouvelle illustration de la repentance patrimoniale

Tribune libre de Gaspard de Laire*

L’esprit de repentance qui agite régulièrement en France certains esprits à propos de la colonisation s’exprime de deux manières complémentaires. L’une vise une réparation morale, l’autre une réparation matérielle. La première remplit un but éducatif : ce sont les lois dites mémorielles (par exemple, la loi n° 2001-434 du 21 mai 2011 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité) qui parfois comprennent un volet pénal (loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe.) La seconde est purement factuel et consiste en la remise d’objets parvenus dans les collections françaises d’une façon illégale ou non, à un État pour qui elles sont une part essentielle de leur culture et de leur histoire. Bien entendu, de telles réparations, quelles soient morales ou matérielles, sont pour la plupart l’initiative des victimes. Mais pas toujours.

Il ne s’agira pas dans ces quelques lignes de s’attaquer à la question des biens culturels illicitement sortis d’un État dont la restitution se trouve réglée par conventions (Directive 93/7/CE du 15 mars 1993) ni des biens confisqués par les autorités du Reich lors de l’occupation allemande. Il s’agira plutôt de s’attacher à cette nouvelle repentance, phénomène relativement récent, consistant en la restitution d’objets d’arts ou d’Histoire pour un motif dit « éthique », en tout cas éminemment politique. C’est donc une question politique à laquelle se mêlent les relations diplomatiques qui se trouve confrontée à un corps de règles conçu uniquement pour la préservation du patrimoine. C’est la diplomatie contre l’art.

Le Président de la République se rend en Algérie d’ici quelques jours et cela fait un certain temps qu’il prépare ce déplacement. Le 17 octobre dernier, l’Élysée produisait ce communiqué : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. » Voilà pour le premier volet de la repentance. Quant au second, c’est celui qui nous occupe plus particulièrement ici. Selon certaines sources, le Président Hollande offrirait au Président Bouteflika les clés d’honneur de la ville d’Alger en guise de présent diplomatique. Celles-ci avaient été remises au Général de Bourmont par le dey d’Alger Hussein Pacha, le 5 juillet 1830, jour de la reddition de la ville. Lors de l’indépendance, elles ont été rapatriées à Paris et inscrites sur l’Inventaire du Musée de l’Armée.

La remise de ces clés ne serait pas le premier geste de la sorte en direction de l’Algérie. Dès 1966, des négociations ont été menées pour la restitution d’archives relatives à la présence turque et, sujet bien différent, aux techniques d’irrigation. Enfin, en 2002, l’Élysée avait acquis aux enchères chez Osenat les clés de la Casbah d’Alger et le sceau du dey Hussein provenant de la collection Bourmont. Jacques Chirac en avait fait don par la suite à l’Algérie. Un tel cadeau n’était en rien répréhensible : ces biens appartenaient à la Présidence et aucunement à un Musée français, de ce fait non soumis aux principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité. A contrario, l’offre des clés d’honneur se heurte au sévère régime de la cession des biens appartenant au domaine public mobilier de l’État (I) ; régime qui pour autant n’est pas insurmontable (II).

I/ Inaliénabilité et imprescriptibilité

Les collections des musées de France font l’objet d’une double protection de la part du code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) et du code du patrimoine (CP). L’article L451-3 CP dispose que « les collections des musées de France sont imprescriptibles ». Plus particulièrement, selon l’article L451-5 CP, « les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont à ce titre inaliénables ». En vertu de l’article L2112-1 CG3P, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public notamment du point de vue de l’histoire et de l’art, particulièrement « les collections des musées ». L’article L3111-1 CG3P rappelle les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité attachés aux biens des personnes publiques qui relèvent du domaine public. Or, les clés d’Alger sont inscrites sur l’inventaire du Musée de l’Armée, établissement public administratif placé sous la tutelle du Ministère de la Défense et labellisé « musée de France », en application de la loi du 4 janvier 2002 créant l’article L451-5 CP cité supra. Ce régime leur est donc applicable.

L’inaliénabilité vise à soustraire les biens immobiliers et mobiliers du domaine public de la circulation juridique privée. Il s’ensuit l’interdiction de leur cession à titre onéreux ou à titre gratuit, à l’amiable ou forcée. Selon l’article L451-4 CP, « toute cession de tout ou partie d’une collection d’un musée de France intervenue en violations de la réglementation en vigueur est nulle. Les actions en nullité ou en revendication peuvent être exercées à toute époque tant par l’Etat que par la personne morale propriétaire des collections ».

Ainsi, sur la nullité des ventes, il a été jugé que « la cour d’appel ayant décidé que le tableau acquis par la Réunion des Musées de France était tombé dans le domaine public et comme tel devenu inaliénable et imprescriptible, en conséquences les requérants n’avaient pu en acquérir postérieurement la propriété » (Civ. 1ere 2 avril 1963).

Sur l’imprescriptibilité de la revendication : vu les caractères des biens faisant partie du domaine public, « c’est avec raison que l’arrêt attaqué a admis le droit de la commune de revendiquer, même contre un possesseur de bonne foi, les miniatures qui avaient été détachées vers 1850 du manuscrit La Cité de Dieu de Saint Augustin” (Req. 17 juin 1896, Bonnin, DP 1897. Plus récemment, voir aussi : TC de Montluçon, 29 sept. 1965, D. 1965. 774, note Delpech.).

Le principe d’inaliénabilité et son corollaire, l’imprescriptibilité, ne sont valables qu’autant que le bien est partie intégrante du domaine public. En effet, le déclassement du bien qui a pour objet son transfère du domaine public au domaine privé, rend inapplicable le régime juridique décrit ci-dessus.

II/ Les modalités de restitution d’un bien appartenant au domaine public.

L’article L451-5 CP dispose que « les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont à ce titre inaliénables. Toute décision de déclassement d’un de ces biens ne peut être prise qu’après avis conforme de la commission scientifique nationale des collections mentionnées à l’article L115-1 ».

Plusieurs solutions s’offrent à celui qui souhaite remettre un bien appartenant à une collection publique à son propriétaire « historique ». La procédure administrative est la plus évidente. Toutefois, la voie législative peut lui être préférée pour certaines raisons. Enfin, une solution de compromis selon laquelle le bien n’est pas restitué mais prêté peut également être envisagée.

Procédure administrative : avis conforme de la commission scientifique nationale

La commission scientifique nationale des collections résultant de la loi n°2010-501 du 18 mais 2010 a, selon l’article L115-1, « la mission de conseiller les personnes publiques ou les personnes privées gestionnaires de fonds régionaux d’art contemporain, dans l’exercice de leurs compétences en matière de déclassement ou de cession de biens culturels appartenant à leurs collections (…) ». La commission a notamment pour mission de « donner son avis conforme sur les décisions de déclassement des biens appartenant aux collections des musées de France ».

La saisine de la commission est un élément essentiel de la validité du déclassement ; ce qui a été démontré dans l’affaire de la tête maorie. Le musée d’histoire naturelle de la ville de Rouen possédait depuis 1875 une tête maorie. Par délibération en date du 19 octobre 2007, le conseil municipal a autorisé sa restitution à la Nouvelle-Zélande. Par jugement du 27 décembre 2007, le Tribunal administratif de Rouen a annulé cette délibération. La Cour administrative d’appel de Douai a confirmé par la suite cette annulation, par un jugement en date du 24 juillet 2008, au motif que « ce bien, pour lequel l’avis conforme de la commission scientifique nationale des collections des musées de France n’avait été ni obtenu ni même sollicité, n’avait en outre, préalablement à la délibération fait l’objet d’aucun déclassement contrairement aux dispositions de l’article L451-5 CP ».

La décision de la Cour administrative d’appel de Douai faisait donc obstacle à la restitution de la tête maorie à la Nouvelle-Zélande. Toutefois, on aurait pu imaginer une nouvelle délibération du conseil municipal décidant de la restitution, après avis conforme et déclassement. Il n’en fut rien et ce fut le législateur qui intervint, par la loi du 18 juin 2010.

En effet, deux obstacles s’opposaient à la restitution. Obstacles qui paraissent pouvoir jouer également dans l’affaire des clés d’Alger.

D’une part, la commission scientifique national doit rendre ses avis seulement sur des motifs scientifiques, c’est du moins ce qui ressort de la circulaire du 5 mars 2003 sur « le caractère essentiellement scientifique de l’instance chargée d’émettre un avis ». L’avis autorisant le déclassement sera donc fondé sur des critères liés à l’authenticité de l’objet, à ses qualités et à son intérêt historique ou artistique. Finalement, plus l’objet est intéressant, moins il a de chance d’être déclassé (cas d’un faux ou de débris archéologiques). Or, ce qui motivait la volonté de déclassement de la tête maorie n’était pas son manque d’intérêt, mais bien au contraire, sa valeur primordiale pour la Nouvelle-Zélande. La restitution des clés d’Alger, dont l’intérêt artistique et historique est indéniable, paraît fondée sur des raisons proches. Rappelons l’exposé des motifs de la proposition de loi relative à la tête maorie où il est dénoncé « une histoire qui rappelle les pires heures du colonialisme ». Or, de telles motivations non scientifiques ne pourraient fonder un avis positif de la commission.

D’autre part, et c’est le principal obstacle qui s’est dressé face à la volonté du conseil municipal de Rouen et qui se dresse, quoique ce soit moins évident, face à la volonté du Président de la République – l’article L451-5 du code du patrimoine qui dispose que « les biens incorporés dans les collections publiques par dons et legs (…) ne peuvent être déclassés ». Or, il s’avère que la tête maorie avait été offerte au muséum de Rouen par un certain Drouet en 1875, ce que n’a pas manqué de relever la Cour administrative de Douai dans son arrêt précité.

Intervention du législateur

Pour surmonter ce qui apparaît plus comme une incompétence qu’une mauvaise volonté de l’administration (voir le déclassement des biens meubles culturels et cultuels, réflexions sur la case et les limites de leur inaliénabilité, S. Duroy, RDP 2011, n°1 p.55), le législateur est intervenu par la loi n° n°2010-501 du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, selon laquelle : « À compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, les têtes maories conservées par des musées de France cessent de faire partie de leurs collections pour être remises à la Nouvelle-Zélande ». Si la loi ne remet pas en cause la nécessité du déclassement, elle supprime simplement le filtre de la commission. Sans doute pour s’excuser indirectement, le législateur modifie au passage la commission scientifique notamment en la chargeant d’une mission plus étendue.

Ainsi, par la loi du 18 juin 2010, le législateur abat-il les deux obstacles à la restitution des têtes : celles-ci ne faisant plus partie des collections, elles ne sont plus protégées, ni par l’article L451-5 CP ni par l’article L451-7 CP sur l’interdiction du déclassement des dons et legs.

On l’a vu, les clés d’Alger on été remises par le dey au Général de Bourmont lors de la reddition de la ville. Cette remise, qui permet au vainqueur d’entrer dans la ville avec tambour et étendard, est symbolique et s’inscrit dans la plus ancienne tradition militaire. Le caractère spontané du don est difficilement soutenable puisqu’il n’est finalement que l’aboutissement d’une lutte acharnée, d’un siège sanglant. Toutefois, c’est librement et avec honneur que le vaincu accompli ce geste par lequel il espère l’engagement de négociations et une paix prochaine. Par la suite, Alger fut mise à sac. Il n’en reste pas moins que les clés de la ville ont été offertes à la France. Elles ne sont pas une partie du butin mais un trophée au même titre que les étendards ennemis pendus à la nef de la Cathédrale Saint-Louis des Invalides (le plus ancien trophée est celui d’Austerlitz, conservé à l’Assemblée nationale.) Or, restituer, c’est, selon le Trésor de la langue française, « redonner ce qui avait été pris injustement, illégalement ». Il ne peut être fait à la France le même reproche que celui adressé par la Corée du Sud à propos des manuscrits coréens parvenus à la BNF à la suite d’un pillage punitif en 1866, ou celui de la Chine lors de la vente de la collection Berger – Yves Saint-Laurent dont une des plus belles parts provenait du sac du Palais d’été de Pékin en 1860. D’ailleurs, l’Algérie ne s’y trompe pas puisqu’elle n’a jamais fait savoir son intention de retrouver les clés de sa capitale. L’article L451-7 CP, quoique cela soit contestable, pourrait donc constituer un nouvel obstacle à la restitution des clés, nécessitant alors une intervention législative.

On le voit, les collections françaises sont protégées avec rigueur. Inaliénables et imprescriptibles, elles continueront longtemps de s’offrir aux regards des visiteurs. Leur déclassement pour restitution à leur pays d’origine est un chemin délicat à emprunter, comme on l’a vu, lorsque le mobile est éminemment politique et qu’elles proviennent d’un don : le législateur devra donc être appelé à la rescousse. Toutefois, une solution simple quoique hypocrite paraît être à la mode, c’est celle du prêt. Contrairement à François Mitterrand qui avait en 1993 restitué les manuscrits volés à la Corée en 1866 sans se soucier du leur inaliénabilité (aucun déclassement n’a été fait), le Président Nicolas Sarkozy a mis en œuvre un prêt de cinq ans renouvelables des deux cents manuscrits restants. Cette restitution qui ne dit pas son nom a l’avantage de la légèreté administrative mais l’inconvénient de la frustration pour le pays concerné.

S’il s’avère que le Président de la République à bien l’intention de remettre le 19 décembre prochain les clés d’Alger à Bouteflika, en se servant comme un vulgaire voleur dans les collections du Musée de l’Armée, il apparaîtra donc comme le digne fils de François Mitterrand. Dans tous les cas, quelque soit la procédure suivie : avis, déclassement, intervention législative ou prêt, souhaitons que ces clés fermeront définitivement à double tour, non les frontières de l’Algérie, mais tout au moins l’histoire officielle de l’Algérie française.

*Gaspard de Laire est juriste.

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5 Comments

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  • JSG , 7 décembre 2012 @ 17 h 54 min

    A quoi ça sert, ce genre de pratique ? Les gens devant qui nous faisons des courbettes ne nous en seront pas reconnaissants, bien au contraire. Ils penseront à juste titre que nous ne sommes plus rien, qu’il suffit de demander pour obtenir tout ce que l’on veut !
    A ce sujet, nos chers gouvernants si généreux avec le bien public, continuent-ils à fermer les yeux sur les centenaires d’Algérie, au préjudice des caisses de retraite ?
    C’est un bruit qui circule en ce moment, et s’il s’avère confirmé, en dirait long, sur la qualité des relations entre les deux pays.
    JSG

  • caramouhcal , 8 décembre 2012 @ 8 h 52 min

    C’est un voleur! Il a déjà usurpé la place qu’il détient grâce au vote de certains à qui il a fait miroiter de nouveaux avantages et maintenant il pille un musée au nom de quoi?
    Ce personnage devrait être jugé pour cela.

  • Iris Pseudacorus , 8 décembre 2012 @ 9 h 17 min

    Remettre symboliquement les clefs d’une ville est l’acte d’une soumission totale.
    En l’occurrence, pour la Présidence de la République, ce ne sera pas un acte diplomatique au sens propre du terme, mais vulgairement parlant du ” léchage de cul “. Cela vous étonne ?

  • Philippe , 8 décembre 2012 @ 17 h 13 min

    Je crois me souvenir que dans “Sauvegarde de vos retraites”, qu’il y aurait des retraités de 130 ans. Peut-être que notre président “normal” va les décorer. Qui sait, avec lui…tout est bon pour redorer son blason (qui, pour moi, n’a jamais été doré)

  • cayuela , 8 décembre 2012 @ 17 h 16 min

    Plus rienne m’étonne avec ce président il est juste bon à baisser encore une fois le pantalon ll à la mémoire courte combien de Millier de pieds noirs de harkis de soldats du contingents se sont faient assassinés après le cessé feu et il faut pardonner!!!

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