par Évelyne Vuillermoz*
Depuis l’acte désespéré de Mohamed Bouazizi en Tunisie qui fut à l’origine du Printemps Arabe, une vague d’immolations embrase le monde. Récemment, une femme s’est immolée devant la mairie d’Hazebrouk, en France. Plusieurs dizaines de moines Tibétains se sont immolés pour protester face aux autorités chinoises. De nombreuses immolations ont également eu lieu en Algérie.
Ainsi, du Maghreb jusqu’au Tibet, des êtres humains n’hésitent plus à utiliser leur corps en s’immolant, afin de revendiquer le respect de leur droit à la plus simple dignité. C’est ici non seulement le sens moral et humain de la globalisation qui est posé, mais d’une façon plus radicale, celle de la survie des peuples ou des individus condamnés à l’intérieur d’un système économique qui nie l’expression autonome de leur individualité ou de leur culture. Comment espérer continuer à vivre alors que l’on ne peut pas être soi ?
Dès lors, le corps devient le territoire ultime des revendications identitaires qu’elles soient individuelles ou collectives. En effet, la problématique identitaire ne concerne plus uniquement le sort des minorités culturelles, ethniques ou religieuses. Désormais, c’est l’exclusion de la majorité qui semble poser problème lorsque le détournement de la richesse mondiale est organisé par une minorité économique à son profit, en contenant dans des limites arbitraires les aspirations des peuples comme des individus à disposer d’eux-mêmes. Ainsi se trouve posée, de façon radicale, la question de l’autonomie : qu’est-ce qu’être Soi dans un monde global qui méprise l’être humain en tant que tel, et les êtres humains dans leur grande majorité ?
Le refus de la société du mépris
Le système capitaliste a instauré la société du mépris, qui, selon le philosophe Axel Honneth, est incapable de créer pour les individus les conditions d’une vie réussie. Les problèmes rencontrés ne se limitent pas ici aux inégalités sociales, ni à la violation des droits et du principe de justice. Le mépris est en effet infiltré dans l’ensemble du système culturel. Il meurtrit l’être humain en l’empêchant de se réaliser de façon autonome. Pour accéder à la confiance en soi, l’être humain a besoin d’être reconnu dans ses aspirations essentielles. Il doit être également reconnu dans ses droits politiques et sociaux afin d’accéder à l’estime de soi. Or, le mépris des aspirations des hommes les condamne à ne pouvoir donner une signification positive à leur existence, les conduisant à une forme d’aliénation et de non-existence au sein de laquelle leur valeur sociale n’est pas reconnue. L’évolution pathogène du mépris peut aussi conduire l’être humain à traduire sa non-existence en acte et en volonté de se supprimer, purement et simplement.
La société capitaliste contient en elle-même la pulsion de mort qui l’engendre. La consommation exacerbée des objets n’est qu’une manifestation de la mort qui est elle-même contenue dans le gaspillage des ressources de la Terre. Le mode de production de masse organise ainsi la destruction du monde vivant, pour la poursuite des valeurs matérielles et superficielles au détriment des valeurs sensibles, spirituelles et humaines. De plus en plus, les individus, et particulièrement les jeunes générations, recherchent les moyens de se démarquer d’un tel système. Ils ne veulent plus être les complices des États voyous qui , en collusion avec les entreprises transnationales, spolient les peuples autochtones. Ils ne veulent pas être les complices des mensonges instaurés par un ordre politique international reposant sur l’injustice et sur les inégalités. Ils veulent un monde propre : sans pollution, sans corruption.
L’expression autonome de l’identité culturelle est de “nécessité vitale”
Si l’identité nationale évoque la délimitation de frontières, face aux enjeux et au jeu de la globalisation, les « cartes » semblent un peu brouillées. Il s’agit ici non seulement des cartes géographiques dont les limites territoriales des États sont diluées par les mouvements économiques, financiers et humains transnationaux. Il s’agit aussi des cartes d’un jeu global auquel des millions d’individus n’ont pas vocation à participer, en étant exclus de la « donne » : les réfugiés, les chômeurs, les minorités culturelles, religieuses et ethniques, les habitants des pays pauvres qui vivent tous en marge d’un territoire dont ils n’ont pas défini eux-mêmes les limites. Celles-ci leur sont au contraire imposées de façon arbitraire, pour des raisons économiques ou politiques. Ainsi, toutes ces personnes vivant en marge d’un tel système, en subissant des conditions de vie insupportables qui mettent en cause leur propre survie, se trouvent piégées. Une personne privée de ressources ne peut survivre lorsque ses droits les plus élémentaires sont bafoués. De même, des minorités privées de toute expression cuturelle autonome ne peuvent survivre. Car l’expression culturelle autonome est de « nécessité vitale » en permettant de transmettre aux générations futures les données symboliques nécessaires à leur adaptation sociale.
À défaut de pouvoir affirmer son identité propre, de façon autonome et libre, la survie de l’être humain est donc remise en cause. Le corps devient alors le dernier rempart, le lieu d’une stratégie au-delà de l’enfer de la souffrance, le territoire ultime de la résistance, celui par lequel il est permis, pour celui qui souffre, d’exprimer son désespoir à la face des bourreaux et des tortionnaires. L’écrivain chinois Mo Yan, prix Nobel de littérature 2012, en esprit visionnaire écrivait dans La dure loi du karma :
« Je suis tout calciné, à plat ventre dans la flaque d’huile tandis que de mon corps montent des crépitements de chair qui éclate.[…]J’aperçois le roi des enfers entouré de juges, tous ont le visage oint d’un sourire finaud. […] Et puis advienne que pourra, me dis-je, au risque d’être broyé sous leur meule, d’être réduit en bouillie dans leur mortier en fer, c’est plus fort que moi, il me faut lancer ce cri :
je suis innocent ! »
*Évelyne Vuillermoz est consultante en sémiologie culturelle appliquée à la non-violence. Elle a écrit Les graines semées à l’automne fleuriront au printemps aux Éditions Baudelaire (2012).
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