Tribune libre de Paul Makamea*
Avec la crise de confiance des Français dans la classe politique et à la faveur du mouvement d’opposition au mariage des homosexuels, une conscience politique nouvelle est en train de germer dans notre pays. Et particulièrement sur ce site, à titre de solution de replacement, des idées libertariennes sont professées et revendiquées.
Toutefois, à la suite de Karl Popper, je crois utile de passer ces idées au crible de la pensée critique pour les éprouver. Je confesse que le titre est provocateur et que ces propositions ont la forme d’un brûlot, mais que personne ne se sente insulté : vous voudrez bien pardonner à l’ingénieur de se livrer au petit jeu de la démarche de la sûreté de fonctionnement (méthode d’ingénierie qui consiste à tempérer l’enthousiasme du concepteur en pointant tout ce qui pêche ou risque de casser), et à l’homme d’exercer la charité fraternelle.
Parce qu’ils se trompent de cible
La vision centralisatrice de l’État sur laquelle ils se basent pour analyser son action et fonder leur réflexion, et qu’ils appellent d’ailleurs « État socialiste » (tout un programme!), est partielle et partiale. Critiquer l’interventionnisme de l’État et ses excès est bien sûr licite, c’est même salutaire. Mais ce n’est pas parce que le bébé a des défauts qu’il faut le jeter avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce que l’État moderne est devenu un ogre qu’il faut rejeter par principe
son action et lui nier le droit à l’existence. Ce n’est pas parce que l’État se mêle de ce qui ne le regarde peut-être pas – notamment dans le domaine économique, même si le principe se discute (cf. Thomas d’Aquin et d’autres chercheurs plus récents) – que l’État n’aurait pas par principe son mot à dire sur un certain nombre des aspects de la vie en commun. Il y a un rôle propre de l’État, il y a une dignité propre à l’organe (peut importe son nom) qui doit nécessairement régir un certain nombre des aspects de la vie commune, car l’homme est un être social (cf. le dernier point ci-dessous). Contenir par aversion le rôle de l’État à la portion congrue, c’est faire la même démarche que les laïcistes qui veulent oblitérer le fait religieux de la vie publique, c’est se comporter comme les puritains qui tolèrent le sexe (berk !) dans le mariage à la seule et unique fin de la procréation, niant par là sa fécondité intrinsèque
pour le couple.
Disons, pour reformuler de manière moins provocatrice, que le problème, ce n’est pas l’État, c’est le but réel que servent les hommes qui le tiennent. Amputer l’État au prétexte de griefs à l’encontre de son action, c’est donc – d’un point de vue épistémologique – passer à côté de la problématique, c’est commettre un contre-sens.
Parce qu’ils évacuent une problématique clef de la vie politique moderne
La vie politique moderne est difficile à définir. Elle prétend répondre – selon le mot de Paul Valéry – à régler « les rapports de l’individu avec la masse des hommes qu’il ne connaît pas ». Nos sociétés occidentales répondent (imparfaitement, c’est le moins qu’on puisse dire) à ce défi par le biais du vote démocratique, qui repose sur l’anonymat général : la voix de n’importe quel citoyen en vaut un autre. En clair, la démocratie moderne ne connaît que les individus et non pas les personnes. Au contraire de l’oligarchie (ou plus précisément l’aristocratie, dans son acception classique) qui fait le choix inverse de ne connaître que la valeur des personnes. Mais quoi qu’il en soit, il faut répondre à cette question : comment fixer le rapport des hommes entre eux : délégation, répartition, représentation ? Sous prétexte de transposer la logique d’auto-régulation du marché dans la vie publique, le projet libertarien ne répond pas à cette problématique incontournable, mais l’escamote purement et simplement. Nier les problèmes, n’est-ce pas le trait même de l’idéologie ?
“La pensée libertarienne est en bonne partie née du mythe du colon américain, seul dans l’Ouest sauvage, avec sa famille et sa Winchester, under God.”
Parce que les solutions qu’ils proposent renforcent les défauts de la démocratie moderne en voulant les évacuer
Si on analyse les conclusions de Tocqueville sur les vices de la démocratie, on peut en retenir deux qui ont pour racine la montée de l’individualisme : la non-participation des citoyens aux élections (abstention) conduit mécaniquement à une oligarchie de fait (confiscation du pouvoir par une minorité malgré un formalisme démocratique), et judiciarisation de la société (le délitement du lien social amène les individus à faire arbitrer leurs différends par un autrui hypothétiquement neutre et impartial). Or, un projet de société libertarien consacre ces deux états de fait : en niant la légitimité d’une action proprement dédiée au vivre ensemble, c’est l’individualisme qui est inscrit dans les gènes même de cette société, on ne risque pas de créer de l’entraide, mais bien au contraire mécaniquement de voir pulluler les « tribus » et autres cercles d’intérêts occultes sur lequel plus personne n’aura de leviers si l’envie lui en prend ou si le devoir s’en fait sentir. De plus, les lois devant être ramenées – en nombre et en volume – au plus strict minimum, c’est un concept totalement anglo-saxon de jurisprudence qui viendra modeler l’ exercice de la justice. L’indépendance formelle de la justice qui est ainsi sanctuarisée dans une forme extrême consacrera de fait une caste de nouveaux druides qui seuls auront le pouvoir – dans toute l’étendue du champ de l’agir humain !, de modeler par leurs décisions le cadre de référence de la société. Et passons sur l’illisibilité juridique qui en résultera : on se plaint de notre jungle légale et administrative, que dire alors si la seule façon de trancher sera de se faire des procès ? On tombe en plein dans la pensée magique des peuples primitifs où pour qu’une chose soit, il faut qu’elle soit actée par un rite et une parole !
Parce que le modèle de société qu’ils appellent est fondé pour une bonne part sur un mythe et sur une culture historiquement et géographiquement déterminée
La pensée libertarienne est en bonne partie née du mythe du colon américain, seul dans l’Ouest sauvage, avec sa famille et sa Winchester, under God. Elle est totalement étrangère à l’expérience européenne, et notamment sa période médiévale dont ceux qui ont soif d’un humanisme vivifiant gagneraient beaucoup à étudier les aspects économiques et politiques de niveau local (voir les travaux, par exemple, de Régine Pernoud, ou de Raymond Delatouche in La chrétienté médiévale). Ce mythe, qui n’a jamais été une société réelle mais bien plutôt un état transitoire de fait dans la construction des États-Unis, éjecte hors de son champ d’analyse – je dirais même de conscience – les enjeux de la mondialisation réelle (je renvoie le lecteur curieux aux écrits de Paul Valéry, le seul penseur qui l’ai définie de façon lumineuse, pourtant avec plusieurs dizaines d’années d’avance, cf. Regards sur le temps présent). Si effectivement les idées politiques ressortent d’un ordre technique, donc a priori cosmopolite, le libertarianisme est né dans un monde protestant, et lui est totalement compatible. Et à la suite de Braudel, j’appelle à se méfier d’un volontarisme désincarné : une greffe culturelle ne peut pas aller à l’encontre des structures profondes d’une civilisation. Si la France est un alliage culturel extrêmement complexe et probablement unique, elle n’a – comme toute l’Europe du sud – pas « digéré » le protestantisme et sa vision très individuelle du Salut. On touche sans doute là à une de ces structures profondes qui, d’après Braudel, définissent les civilisations. Dans une perspective de temps long, la greffe libertarienne a toute les chances d’être rejetée de France.
Parce que le libertarianisme ne respecte pas la vérité ontologique de l’homme, être social
La vision libertarienne de la société est atomique, centrée sur la famille nucléaire, alors que l’homme est par nature un être social. Thomas d’Aquin, explorant la pensée d’Aristote, montre bien à quel point la définition ontologique de l’homme n’est pas épuisée par un individu : c’est toute l’humanité qui fait sa nature. Un projet social ou politique, en ce qu’il concerne l’homme, ne peut donc faire l’impasse sur le caractère intrinsèquement collectif de l’agir humain. La base même de la « partie » culturelle de l’être humain n’existe que dans un cadre collectif, et la famille et les relations inter-individuelles ne peuvent suffire à déployer tout les fruits du potentiel culturel de l’être humain. Le projet libertarien prive donc l’humain d’une partie de son être en puissance. Ainsi donc, de même que la dignité de l’être humain doit être manifestée envers et à chaque personne, elle doit être manifestée par la participation de chacun à la société en tant que société. Appliquer la théorie des avantages comparatifs aux individus pour espérer répondre à ce besoin est tout à fait réducteur. Chacun, en fonction de ses moyens et de ses capacités, doit pouvoir participer à la vie commune : c’est un des besoins fondamentaux dégagés par Simone Weil dans son grand-œuvre (L’Enracinement).
Parce que le libertarianisme organise la désertion du croyant de la poursuite politique du Bien commun
Pour finir, d’un point de vue catholique, à la suite des plus grands, on peut affirmer que le devoir des responsables politiques est d’organiser la Cité en vue de la vertu, afin de permettre à chacun de mener une vie qui le conduise au Salut. Cela suppose nécessairement une volonté agissante. Abandonner totalement la poursuite du Bien commun à une hypothétique « volonté » immanente qui résiderait dans l’agir des individus laissés à eux-même ou peu s’en faut, au prétexte que cette volonté incarnée dans des institutions faillit plus souvent qu’elle ne réussit, c’est faire preuve d’une singulière cécité à l’endroit du péché originel qui fait que seul, on fait quand même plus souvent des bêtises que devant autrui ; et c’est tout simplement s’interdire d’avoir une direction vertueuse des affaires si d’aventure des hommes bien formés arrivaient au pouvoir. Et j’en veux pour preuve que quasi toutes les écoles libertariennes ne tolèrent le concept d’église qu’à condition qu’elles ne soient pas de la forme catholique !
*Paul Makamea est ingénieur conseil en management de grands projets.
Lire aussi :
> Libertariens donc conservateurs ? Conservateurs donc libertariens ? par Éric Martin
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