Suite de la tribune libre de Yann Carrière*
L’ensemble constitué par ces buts militants voire haineux et ces méthodes de destruction intellectuelle à sens unique offre aux tenants de cette idéologie la possibilité de flotter indéfiniment dans un nirvana de considérations plaisantes mais déconnectées de la vie, parfois brillantes mais toujours inconclusives et même stériles, qui caractérise les écrits de Judith Butler, souvent illisibles pour le commun des mortels, et pour les personnes attachées au sens concret des choses.
Reconnaissons et admirons cependant une certaine habileté intellectuelle dans ces exercices gratuits de destruction. Cette habileté permet à Butler de passer à volonté d’un conditionnel prudent lorsqu’elle s’exprime sous forme d’hypothèses honorables en elles-mêmes, à des affirmations gratuites ou pétitions de principes plus révolutionnaires sans aucun argument. À l’inverse, ce flou lui permet de revenir en arrière lorsqu’on l’accuse de positions extrêmes, voire de dénoncer les militants naïfs ou les manipulateurs cyniques qui ont cru pouvoir utiliser ses propos. (cf. ses retours critiques dans les livres qui ont suivi Trouble dans le genre, ou dans certaines de ses interventions orales). Mais au-delà de l’aspect gratuit, c’est là qu’il convient de rappeler que ces idéologies et jeux brillants et parfois pervers peuvent avoir des conséquences désastreuses et cruelles lorsqu’ils font irruption dans la réalité, un peu à la manière des utopies communistes des siècles passés.
Car c’est la poursuite d’idéologies sous forme d’utopie violemment imposée au réel qui créée des dégâts. Du rêve d’un être humain nouveau, affranchi des limites de la sexuation, on passe aisément au forçage dans ce moule des personnes réelles, et c’est alors de la violence pure et malfaisante, qu’elle soit psychique ou physique.
On peut dès aujourd’hui déplorer l’absence de respect de la personnalité sexuée des enfants dans les écoles où l’on les « encourage » dans des activités inversées par rapport aux stéréotypes, un peu à la manière des rééducations culturelles de sinistre mémoire. Ce n’est pas une éducation unisexe à prétention neutre, ce qui serait sans doute défendable, mais un conditionnement violent et violant l’identité naturelle des enfants. C’est l’équivalent psychique de certaines expériences physiques, notamment de castration, qui peuvent avoir lieu au nom de la théorie du genre.
“C’est la poursuite d’idéologies sous forme d’utopie violemment imposée au réel qui créée des dégâts.”
Édifiante est à ce titre l’histoire de David Reimer, racontée par John Colapinto, survenue au tout début des applications de cette théorie sous l’égide d’un des tout premiers inventeurs du terme et de la théorie du genre, le professeur John Money, dans les années 60. À la suite d’une circoncision ratée, les organes génitaux d’un tout jeune garçon furent gravement endommagés. Face à la détresse des parents, le corps médical de l’époque leur expliqua qu’une solution consistait à lui ôter complètement l’appareil génital masculin et à l’élever comme une fille. Vu son jeune âge (moins de 2 ans), son identité de genre n’était pas construite, expliquait-on aux parents, et l’adaptation à sa nouvelle identité devait s’effectuer sans problème. Les parents y ont naturellement vu une issue préférable aux souffrances assurées qu’aurait eu à subir leur enfant dans son identité de garçon mutilé, et l’expérience fut tentée. Ce fut un fiasco, raconté dans le livre As Nature Made Him. Le garçon n’admit jamais le rôle de petite fille qu’on chercha à lui imposer et grandit dans la rébellion et la souffrance. Jeune adulte, il se fit opérer dans l’autre sens et se maria. Cette nouvelle vie ne fonctionna pas non plus et il finit par se suicider.
Un détail révèle la perversité intrinsèque de la démarche, c’est le mensonge qui entoura l’ensemble de l’expérience. Le professeur John Money proclamait en effet qu’elle était un succès complet, ouvrant ainsi la voie à la perpétuation d’autres drames cruels. Mensonge et violence malfaisante accompagnent ainsi infailliblement les entreprises de rage narcissique en révolte contre le réel lorsqu’elles échouent.
Et malheureusement, même si c’est à bas bruit, ces phénomènes perdurent et se répandent avec le succès de la théorie. Ils illustrent comment l’absence d’auto-restriction à la toute-puissance narcissique de l’humain produit nécessairement une tyrannie fascisante et cruelle. Et c’est cependant le chemin que prend résolument notre civilisation avec des décisions politiques qui endossent ces théories délirantes, comme la convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe signée en 2011, qui prévoit d’éradiquer les stéréotypes de genre dans le cadre de la lutte contre le sexisme misogyne.
Pour illustrer ces dangers, je retiendrai quatre anecdotes tirée des media, toutes à propos d’enfants élevés par des couples de lesbiennes, fait plus courant, semble-t-il, que l’élevage par des parents gays ; et peut-être plus facilement toxique également, si l’on en croit l’étude du professeur Regnerus. En tout état de cause, l’investissement de la théorie du genre par des lesbiennes est patent, à commencer par la grande prêtresse Judith Butler. Dans la lignée du féminisme radical, à l’intersection des discriminations injustes qui ont pu frapper femmes et homosexuel(le)s, il est compréhensible de trouver des lesbiennes en première ligne, pour le pire comme pour le meilleur.
– Le premier cas gênant m’est apparu lors d’un reportage télévisé diffusé il y a déjà quelques années. On y voit une des deux mères lesbiennes répondre à une question de son fils, âgé d’environ 5 ans. « Où il est mon papa, à moi ? ». La mère lui répond qu’il n’en a pas, tout en se tournant en souriant vers le journaliste qui l’interviewe, sans se soucier davantage du désarroi de son fils, pourtant tout à fait perceptible. Mensonge et indifférence à la souffrance de sa progéniture, c’est déjà fort, mais ce n’est qu’un début.
– En second, citons le déni de réalité (ou sa relativisation, selon l’habileté de l’argumentation) de la différence des sexes, qui permet de nier l’importance du père et facilite la démarche de deux lesbiennes autrichiennes qui veulent exclure le père de tous droits dans l’élevage de son enfant (arrêt du 19 février 2013 de la Cour européenne des droits de l’homme).
“Le thème de la diversité, avec ses échos sentimentaux puissants (l’amour universel), est un outil rêvé pour manipuler les masses et « diviser pour régner », substituant une lutte des sexes/genres à la lutte de classes.”
– C’est clairement la théorie du genre qui facilite aussi l’entreprise de changement de sexe de leur garçon que deux lesbiennes poursuivent, au motif que c’est plus facile à faire avant l’âge adulte. Notons, il est vrai, que la difficulté du garçon englobé dans un environnement trop féminin peut d’elle-même conduire à des troubles de genre (cf. le psychanalyste Robert Jesse Stoller et les témoignages d’enfants élevés dans un tel contexte).
– Enfin, c’est un excès de narcissisme tout puissant qui a conduit une lesbienne à battre à mort le fils de sa compagne qui refusait de l’appeler papa (affaire Gendre Botha, Afrique du Sud). Comme beaucoup d’idéologies utopistes et déconnectées du réel, la mortifère théorie du genre tue.
Lorsqu’on lit ce qui précède, on se demande comment de tels mouvements d’idées réussissent à se propager en dépit de leurs évidentes failles et malfaisances. C’est peut-être l’occasion de prendre conscience qu’au-delà des services rendus à certains groupes réputés (à tort ou à raison) opprimés, il y a une autre explication à prendre en compte, et que les postures les plus perverses ne sont pas forcément celles que le l’on croit discerner de prime abord chez les idéologues.
Pour faire simple, le sociologue et théologien Jacques Ellul a montré combien la propagande était nécessaire au fonctionnement de nos sociétés. Manipuler les gens est la grande affaire du gouvernement invisible des démocraties, tant vanté par le publiciste Edward Bernays, double neveu et disciple de Freud. Or, de ce point de vue, les idéologies progressistes (« religion du progrès ») sont facilement récupérées et utilisées dans l’intérêt des puissants de ce monde.
Ainsi le thème de la diversité, avec ses échos sentimentaux puissants (l’amour universel), est un outil rêvé pour manipuler les masses et « diviser pour régner », substituant une lutte des sexes/genres à la lutte de classes (avec le but d’une société où le sexe/genre est aboli, comme autrefois la société sans classe). En témoigne notamment une confidence faite par Nick Rockefeller au metteur en scène Aaron Russo, rapportée par ce dernier : la libération des femmes, au-delà de son bien-fondé, fut encouragée dans la mesure où l’affaiblissement de la famille sert les intérêts du capitalisme de consommation : les enfants, moins éduqués et donc moins structurés, deviendraient de ce fait des adultes plus manipulables. Dans une telle perspective, une approche aussi destructrice de la personne humaine qu’est la théorie du genre constitue une véritable aubaine.
Pour des raisons techniques qu’avaient identifiées Jacques Ellul, notre société semble préférer la propagande mensongère à la vérité. L’évolution narcissique de la mentalité contemporaine offre à cette propagande un véritable boulevard. Mais il n’est jamais trop tard pour se réveiller. Le salut (du respect au bonheur en passant par la santé) des humains, hommes, femmes ou transgenres, est à ce prix.
> Lire la première partie de cette tribune libre.
*Yann Carrière est Docteur en Psychologie et membre du réseau Homme, Culture & Identité. Il a écrit Du sexisme au fascisme, lettres à un jeune père sur la misandrie contemporaine.
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